Si l'attitude du Royaume-Uni – qui n'a exporté vers l'Union européenne aucune dose de vaccin produite sur son sol (alors que l'UE a fourni à Londres depuis début décembre environ 21 millions de doses) – a été fortement relayée dans les médias pour souligner la stratégie individualiste des autorités britanniques, celle des Etats-Unis a fait l'objet de nettement plus de discrétion.
Pourtant, l'exécutif américain pratique la même logique de quasi repli sur soi en matière de partage des vaccins. Au 31 mars, Forbes rapportait ainsi les données publiées par l'entreprise Airfinity, qui montrent que les Etats-Unis avaient produit 164 millions de doses de vaccin... sans toutefois en exporter. Dans le même temps, le Royaume-Uni en avait fabriqué 16 millions, sans aucune expédition non plus vers l'étranger.
En revanche, la même base de données témoignait d'une production de 110 millions de doses sur le sol de l'UE, dont 46 millions (42%) exportés en-dehors de ses frontières. Le ratio est un peu supérieur (48%) pour la Chine, qui a partagé 109 de ses 229 millions de doses fabriquées. Et l'Inde affiche un taux comparable à l'UE et à la Chine, avec 55 millions de doses exportées pour 125 millions développées (44%).
«America first ?», se demande donc le quotidien financier, qui explique cette stratégie délibérée par le bilan du Covid-19 dans le pays, qui est le plus touché au monde : 554 994 morts liés à la pandémie au 5 avril selon l'AFP, loin devant le Brésil (331 433) et le Mexique (204 011). Une explication cependant insuffisante pour justifier ce jeu en solitaire, eu égard surtout à l'attitude plus ouverte d'autres pays ou régions également fortement frappés, comme l'Inde (164 623 morts) et l'UE.
Plusieurs millions de doses d'AstraZeneca en sommeil dans l'Ohio et le Maryland
D'autant qu'une polémique a éclaté mi-mars autour d'un stock de 30 millions de doses du vaccin britannico-suédois AstraZeneca conservées par les Etats-Unis dans l'attente d'une approbation du produit par leurs autorités sanitaires, selon le New York Times. Le même vaccin qui connaît d'importants retards de livraison dans l'UE : 30 millions de doses ont été livrées en mars au lieu des 40 millions prévues, et seulement 100 millions pourront être fournies au deuxième trimestre, au lieu de 180 millions comme convenu.
Malgré ce retard et le stock dont dispose Washington, la Commission européenne aurait été directement informée le 11 mars par les autorités américaines qu’elle ne devait pas s’attendre à recevoir dans l'immédiat des vaccins AstraZeneca produits aux Etats-Unis, rapportait Reuters.
Ces 30 millions de doses américaines ont été mises en flacon en attente dans l'Ohio, et les Etats-Unis conserve la matière première du vaccin pour plusieurs autres dizaines de millions de doses dans des frigos au Maryland, en interdisant pour l'instant une mise en flacons, souligne le quotidien new-yorkais. Le média explique que l'administration de Joe Biden considère ces doses comme une réserve stratégique. Le président démocrate avait lui-même assuré que son pays serait prêt à fournir des doses à l'étranger... quand toute la population américaine serait vaccinée.
Face à ces révélations, la Maison Blanche a assuré le 12 mars qu'il n'y avait pas «d'interdiction d'exportation et tous les fabricants de vaccins aux Etats-Unis sont libres d'exporter leurs produits tout en respectant les termes de leurs contrats avec le gouvernement américain». Mais, relayant le point de vue de l'administration Biden, la porte-parole de la Maison Blanche a affirmé sans ambiguïté que «l'objectif principal [était] de vacciner le peuple américain». «C'est ce dont nous avons convenu publiquement et en privé également», a-t-elle précisé, répondant aux accusations de double jeu.
La direction d'AstraZeneca a néanmoins poussé pour que les Etats-Unis partagent avec le reste du monde : «D’autres gouvernements ont peut-être contacté le gouvernement américain au sujet du don de doses, et nous avons demandé à l'exécutif américain d’examiner attentivement ces demandes», a déclaré le 11 mars Gonzalo Viña, porte-parole d’AstraZeneca. Et au sein de la Maison Blanche, la question aurait fait débat, ajoute le New York Times, selon qui certains responsables fédéraux ont notamment demandé à l'administration Biden de discuter de l'envoi de doses au Brésil et à l'Union européenne.
Dans une pandémie mondiale, aucun pays ne peut faire cavalier seul
En outre, le 12 mars, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a visé implicitement les Etats-Unis, dans une déclaration de son directeur général Tedros Adhanom Ghebreyesus qui ne laissait pas vraiment de doute sur l'identité de sa cible : «Certains pays ont imposé des restrictions légales à l'exportation de fournitures essentielles. Cela met des vies en danger dans le monde entier. Nous appelons tous les pays à ne pas stocker les fournitures qui sont nécessaires de toute urgence pour accélérer la production de vaccins», a-t-il déclaré au cours d'une conférence de presse. «Dans une pandémie mondiale, aucun pays ne peut faire cavalier seul, nous sommes tous interdépendants. Nous ne pouvons mettre fin à la pandémie nulle part sans y mettre fin partout», a-t-il ajouté.
Ces pressions semblent avoir eu un début d'effet, quoique timide et circonscrit aux plus proches alliés des Etats-Unis. Le Japon va en effet recevoir des doses d'AstraZeneca produites aux Etats-Unis, a déclaré un responsable du laboratoire à Reuters le 1er avril. Washington avait également confirmé le 16 mars l'exportation d'1,5 million de doses d'AstraZeneca vers le Canada, et 2,5 millions vers le Mexique. «Cette action permettra à nos voisins de répondre à un besoin de vaccination critique dans leur pays, tout en fournissant immédiatement plus de protection sur tout le continent nord-américain», a déclaré Jeffrey Zients, le coordinateur Covid-19 de l'administration Biden. L'accord entre les Etats-Unis et ses deux voisins directs prend littéralement la forme d'un prêté pour un rendu : le Canada et le Mexique fourniront à leur tour des doses aux Etats-Unis plus tard en 2021, a ajouté Zients, expliquant que la logistique serait directement gérée par l'entreprise AstraZeneca.