Dix ans après le début de la guerre en Syrie, qui aurait fait plus de 400 000 morts et a poussé à l'exil plus de 12 millions de personnes selon l'ONU, que reste-t-il de l'opposition au président Bachar el-Assad ? Des groupes marginalisés, souvent en exil, et profondément divisés. Plusieurs manifestations pour réclamer le départ du chef de Damas se sont déroulées ces derniers jours.
Sur la place Sarachane d'Istanbul, en Turquie, plusieurs opposants syriens ont déroulé le 14 mars des banderoles telles que «Main dans la main pour établir la paix», tandis que d'autres brandissaient des drapeaux de l'opposition syrienne. «La seule chose que nous voulons, c'est vivre dans une société démocratique. Nous n'abandonnerons pas tant que nous n'aurons pas obtenu nos droits», a déclaré Mehmet, un manifestant, à l'agence de presse Ruptly.
Des rassemblements ont également eu lieu le 14 mars à New York, sur le pont de Manhattan, et à Berlin. Dans la capitale allemande, des dizaines de manifestants ont bravé le temps pluvieux devant le Parlement allemand. Ils ont brandi des banderoles indiquant «Pas de paix sans justice», tandis que d'autres chantaient des chansons et scandaient des slogans.
En Syrie, une immense manifestation s'est déroulée le 15 mars à Idleb, dont la province et certaines localités adjacentes constituent les derniers bastions rebelles et djihadistes du pays. Des milliers d'habitants de la ville ont battu le pavé, criant «liberté» et appelant à la «chute du régime», selon l'AFP.
Pourtant, alors que la guerre est entrée le 15 mars dans sa onzième année, le pouvoir de Bachar el-Assad ne souffre plus vraiment de la contestation. Ce qui n'était pas évident en mars 2011, quand les printemps arabes venaient d'emporter Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Egypte. «Si Bachar el-Assad est aujourd'hui le président d’un pays en ruines, c’est avant tout dû à l’échec de l’opposition syrienne sous toutes ses formes», avance auprès de RT France Kader Abderrahim, directeur de recherches à l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE) et spécialiste de l'islamisme.
Affaiblie par des luttes intestines et les défaites militaires sur le terrain en Syrie, l'opposition politique en exil est désormais marginalisée, alors qu'Assad, au pouvoir depuis 21 ans, est toujours là. Engagés dans des négociations parrainées par l'ONU, soutenus par des puissances étrangères, les groupes d'opposition n'ont pas réussi à construire des ponts solides avec ceux de l'intérieur. Progressivement ils ont été accusés d'être coupés des réalités et de ne pas représenter les rebelles qui combattent l'armée syrienne.
La première réunion élargie de l'opposition s'est tenue en juin 2011 en Turquie, quelques mois seulement après le 15 mars, début du soulèvement. Y était présent un large éventail de dissidents : des Frères musulmans, bannis en Syrie, en passant par des intellectuels, journalistes et figures de l'opposition réclamant des réformes démocratiques jusqu'aux tribus et jeunes militants.
«Il y avait un semblant d’unité les premières années autour d’une volonté de faire chuter el-Assad. Mais les parrains de l’opposition avaient dès le départ des objectifs différents. Leurs relations se sont tendues à l’extrême car deux fronts s’opposaient : d'un côté l’axe des Frères musulmans, l’Islam politique parrainé par la Turquie et le Qatar ; de l’autre l’axe contre-révolutionnaire mené par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis», explique à RT France Pierre Berthelot, chercheur associé à l'IPSE, professeur de géopolitique et directeur de la revue Orients Stratégiques. Premier grand bloc de l'opposition, le Conseil national syrien voit le jour en octobre 2011, avant de se fondre un an plus tard dans une «Coalition nationale des forces de la révolution et de l'opposition syriennes», qui rassemble aussi des opposants de l'intérieur. La Coalition, établie à Doha, est alors perçue comme la plus représentative de l'opposition.
La «montée en puissance des plus extrémistes» au sein de l'opposition
Mais la militarisation de la «révolution» ouvre la voie à l'implication de plusieurs pays. «A partir de 2012, 2013, l'unité de façade a commencé à se lézarder, à cause d'un désaccord de fond : en aucune façon l’axe contre-révolutionnaire ne voulait laisser l’accès au pouvoir de l’idéologie des Frères musulmans», poursuit Pierre Berthelot, qui précise que ces derniers étaient alors «la première force d'opposition en Syrie, mais ils étaient déjà eux-mêmes rejetés par une partie des contestataires».
Le Qatar et l'Arabie saoudite commencent à armer des groupes rebelles : les factions armées prolifèrent, soutenues par des parrains étrangers aux intérêts divergents. «C’est là qu’on a vu apparaître les failles de l’opposition, avec la montée en puissance des plus extrémistes – comme l’Armée syrienne libre – qui n’avaient pas émergé auparavant car il y avait encore l’espoir d’une transition démocratique. Face à ce délitement, on a vu apparaître ces groupes radicaux jusqu’alors minoritaires, qui estimaient que la transition par des méthodes non terroristes ne marchaient pas», poursuit le chercheur de l'IPSE.
Son collègue Kader Abderrahim confirme qu'au sein de l'opposition, encore aujourd’hui, «chacun reproche à l’autre la stratégie qu’il a utilisée». Trop de radicalité également dans les négociations avec les acteurs internationaux. A partir de 2014, sous l'égide de l'ONU, la Coalition mène des pourparlers infructueux avec le pouvoir de Damas. Principale pierre d'achoppement : le départ du président syrien. «Il y avait une vraie opportunité. En 2014, l’opposition a refusé le maintien d’Assad en échange d'une transition politique», constate Pierre Berthelot.
En outre, l'arrivée progressive d'organisations djihadistes, notamment le groupe Etat islamique à partir de 2014, commence à accaparer l'attention internationale. Mais l'opposition en exil ne lâche pas. Sous parrainage saoudien, le Haut Comité des négociations (HCN) voit le jour fin 2015 et d'autres coalitions se forment : le «Groupe du Caire» ou encore le «Groupe de Moscou». En 2017, le HCN, les Groupes du Caire et de Moscou s'allient pour former une seule délégation aux négociations avec le pouvoir syrien.
Russie et Iran ne vont pas lâcher la proie pour l’ombre
Sur le terrain, les rebelles enchaînent néanmoins les défaites et perdent leurs bastions : Alep fin 2016 puis la Ghouta orientale en avril 2018. Les dissidents sont alors sous pression pour adopter une approche plus conciliante. Pierre Berthelot pointe encore le manque de vision commune de cette opposition : «Aujourd'hui, cela semble utopique de pouvoir la réunifier. Elle est éclatée en fragments, sans structure unique. Il n'y a aucune tête d’affiche, aucun leader qui fait consensus, un aspect qui a manqué par rapport à d’autres révolutions où une personnalité émergeait».
Illustrant l'évolution du conflit, les négociations de Genève ont été éclipsées par le processus dit d'Astana, mis sur pied en 2017 par la Russie et l'Iran, avec la Turquie. «Désormais, il n’y a plus d’alternative à Assad, qui lui est soutenu diplomatiquement par Téhéran et Moscou», ajoute Kader Abderrahim. «L’évolution en Syrie ne dépend pas que des Syriens eux-mêmes, mais des parrains régionaux, à travers le processus d’Astana. La Turquie, l’Iran et la Russie sont les trois pays qui ont un mot à dire, c’est de leur consensus que pourrait émerger une solution pour tenter d’aboutir à une réconciliation nationale. La Russie et l’Iran sont prêts à une évolution, mais derrière il faut des garanties. Or, à chaque tentative d’ouverture, il n’y a jamais eu ces garanties apportés par les autres acteurs du conflit. La Russie et l'Iran ne vont donc pas lâcher la proie pour l’ombre», note Pierre Berthelot.
Quant à Kader Abderrahim, il ne croit d'ailleurs pas au processus de négociations entre l'opposition et Damas sous l'égide de l'ONU : «Je ne suis pas optimiste du tout. L’ONU ne peut pas retrouver aujourd’hui un semblant de crédibilité pour parvenir à un compromis politique sur la gestion du pouvoir en Syrie.»