Retour sur Terre de ses premiers échantillons prélevés sur la Lune, mission Tianwen-1 en approche de Mars, mise en orbite imminente du premier module d'une station spatiale indépendante... Autant d'éléments qui montrent comment la Chine s'est imposée en tant que puissance spatiale désormais incontournable, et ce, simultanément à ses multiples coopérations en la matière avec la Russie. De son côté, l'agence spatiale russe a mené à bien, dans la nuit du 2 au 3 février, son premier lancement spatial de l'année.
Si les Etats-Unis bénéficient pour l'heure d'une avance confortable dans la conquête de l'espace, la perspective de nouvelles coopérations spatiales sino-russes pourrait bien donner du fil à retordre à Washington dans ses projets de domination du cosmos.
De fait, ainsi que l'a rapporté le 1er février le Wall Street Journal (WSJ), l'administration américaine se montre très préoccupée par les activités spatiales de la Chine et de la Russie, reprochant notamment aux deux pays de «défier les intérêts des Etats-Unis dans l'espace».
C'est du moins la principale raison avancée par Washington afin de mettre progressivement l'accent sur «une stratégie intégrée» pour le secteur spatial du pays : le civil, le commercial et le militaire constituent ainsi trois activités du domaine entre lesquelles les frontières, déjà effilées avec le temps, pourraient se réduire significativement durant le mandat de Joe Biden. C'est ce qu'explique en substance le célèbre quotidien américain dans son article, en citant plusieurs hauts responsables de l'administration et des industriels du pays. «Les agences de renseignement américaines sont plus que jamais impliquées dans l'exploitation des technologies civiles, notamment l'intelligence artificielle, les capacités robotiques et le savoir-faire en matière de production [spatiale]», relate par exemple le WSJ.
Tensions en perspective autour de la Lune
«A terme [...] la coopération civilo-militaire [américaine] devrait s'étendre à la défense des bases prévues par la NASA sur la surface lunaire, ainsi qu'à la protection des opérations commerciales américaines envisagées pour y extraire de l'eau ou des minéraux», explique encore le Wall Street Journal, en référence à l'attractivité grandissante de notre satellite naturel qui repose en partie sur l'exploitation future de ses potentielles ressources.
Interrogé par RT France, Patrick Baudry, le deuxième astronaute français à être allé dans l'espace, est tout sauf étonné par de telles projections. «Les Américains créent toujours des antagonismes sur la scène internationale de manière à promouvoir l'industrie du pays. Aujourd'hui, une atmosphère de conquête se met en place sur la Lune pour plusieurs raisons inéluctables», résume cet ancien pilote de chasse de l'Armée de l'air française, aujourd'hui consultant en activités aérospatiales.
Et pour cause, le pôle sud de la Lune pourrait en effet, en plus de l'exposition solaire quasi permanente dont il bénéficie par endroits, renfermer un volume de glace d'eau considérable, particulièrement précieux pour la production d'énergie sur place, tant pour y ravitailler des fusées que pour l'approvisionnement en électricité de futures bases humaines.
Cité par le WSJ, Steve Cook, président adjoint de l'entreprise américaine Dynetics, spécialisée dans la cybersécurité et l'espace, affirme ainsi que Washington s'organise «pour établir des avant-postes humains sur la lune et, à terme, pour projeter la puissance américaine plus profondément dans l'espace». Fait notable, l'article du Wall Street Journal n'a pas manqué de faire réagir le patron de l'agence spatiale russe, qui a déclaré sur les réseaux sociaux que «la militarisation de l'exploration lunaire était inacceptable».
Vietnam, Syrie, Irak... Depuis un siècle, les Etats-Unis n'ont fait qu'amener des guerres un peu partout dans le monde : avant chacune d'entre-elles, l'administration américaine a instrumentalisé les peurs
«La Russie ne veut pas se laisser balayer, c'est une réaction légitime», estime Patrick Baudry selon qui les perspectives de coopérations sino-russes mentionnées en début d'article pourraient permettre aux deux pays de faire face à «l'agressivité des Etats-Unis». «Vietnam, Syrie, Irak... Depuis un siècle, les Etats-Unis n'ont fait qu'amener des guerres un peu partout dans le monde : avant chacune d'entre-elles, l'administration américaine a instrumentalisé les peurs», souligne encore cet ancien pilote de chasse en référence aux deux bêtes noires spatiales actuellement désignées par Washington.
En tout état de cause, entre le concept d'une exploitation pacifique de l'espace qu'affirment défendre les Etats-Unis dans le traité Artemis et leurs ambitions de domination en la matière – par exemple évoquées explicitement dans un décret présidentiel d'avril 2020 qui stipule, entre autres, que Washington «ne considère pas [l’espace extra-atmosphérique] comme un bien commun mondial» – le fossé qui s'est creusé voit se développer les germes d'une géopolitique spatiale annonciatrice de tensions. Un fossé dans lequel s'est par ailleurs abîmé le secteur spatial du Vieux continent, déplore Patrick Baudry, grand nostalgique des prouesses françaises dans le domaine, initialement encouragées par le général de Gaulle avec la création du Centre national d'études spatiales (Cnes) en 1961. «On est de plus en plus absent de la course», regrette aujourd'hui Patrick Baudry, malgré la participation du Cnes à certains projets en cours, et l'implication de l'ESA dans le programme Artemis. «Le discours des agences française et européenne révèlent une véritable candeur, on a pris trop de retard», se désole encore le consultant selon qui la situation découle en partie d'une stratégie américaine visant à anéantir toute concurrence spatiale émanant du Vieux continent.
Le spatial militaire en développement
«Nous avons maintenant des adversaires potentiels qui cherchent à nous empêcher d'utiliser l'espace à des fins militaires et commerciales», déclarait début 2020 le général américain David Thompson, alors vice-chef des opérations spatiales du Pentagone, aujourd'hui cité par le Wall Street Journal.
Pour rappel, les Etats-Unis se sont dotés en décembre 2019 d'une force spatiale qui constitue à ce jour la sixième branche des forces armées du pays. L'initiative permet notamment à Washington de communiquer de manière offensive sur ses ambitions de domination dans la conquête spatiale. En octobre 2020 par exemple, à travers une courte vidéo publiée sur les réseaux sociaux, la «Space force» américaine prônait «un pas de géant» dans le militaire spatial : «La Terre ne constitue que la moitié de la bataille. Aujourd'hui, l'espace est essentiel, non seulement pour notre mode de vie, mais aussi pour le mode de guerre moderne», expliquait en effet l'institution.
A l'image de la dimension guerrière qui figure ouvertement dans les ambitions spatiales américaines, l'OTAN – organisation politico-militaire pour laquelle Washington figure tout en haut de la liste des contributeurs – dispose de deux douzaines de «centres d'excellence» en la matière, implantés dans les pays membres de l'Alliance. Ce 5 février 2021, l'actuel président du Cnes, Jean-Yves Le Gall, s'est d'ailleurs félicité d’accueillir à Toulouse le prochain centre de ce type qui devrait être adossé au Commandement de l'espace français.
En tout état de cause, la dimension militaire est aujourd'hui intégrée dans les activités spatiales des plus gros acteurs du secteur sur la scène internationale, comme en témoignent les initiatives les plus récentes en ce sens, qu'elles soient indienne, française ou encore japonaise. En outre, la Chine, qui a déjà dépassé les Etats-Unis sur le plan de ses lancements spatiaux annuels, s'est dotée en 2015 d'une «Force de soutien stratégique de l'Armée populaire de libération» qui, entre autres, est responsable des missions du pays dans la défense spatiale. Quant à la Russie, rival historique de l'Oncle Sam dans la conquête de l'espace, elle a également intégré depuis 2015 ses défenses aériennes et spatiales au sein d'un système unifié connu sous l'acronyme VKS et qui a pour mission principale la maîtrise des champs d'opérations terrestres à travers la lutte antimissile et la collecte d'informations au moyen de satellites de reconnaissance.
«La politique [spatiale], c'est extrêmement simple : c'est le plus fort qui gagne et les autres qui prennent les miettes», avait déjà confié Patrick Baudry à RT France au mois de janvier.
Fabien Rives