La récente publication par Alexeï Navalny d'une conversation censée impliquer les services de sécurité russes dans son supposé empoisonnement met de nouveau en lumière le média britannique Bellingcat. L'opposant russe a en effet affirmé avoir obtenu le numéro de téléphone de l'agent du FSB Konstantin Koudriavtsev via Bellingcat, et dans la vidéo de la conversation est présent Christo Grozev, journaliste-enquêteur au sein de ce média.
Si Bellingcat se présente comme un média d'investigation citoyen qui produit des enquêtes en ligne sur une variété de sujets grâce à «des méthodes open-source», la réalité est pourtant bien plus complexe. L'origine, le financement et les partenariats de Bellingcat, fondé en 2014 par Eliot Higgins, font polémique depuis des années.
Tout d'abord parce qu'Eliot Higgins, originaire de Leicester au Royaume-Uni, n'est pas un inconnu des réseaux atlantistes. Il a notamment occupé un poste à responsabilité au sein du département digital de l'Atlantic Council, l'influent think tank qui entretient des relations étroites avec l'OTAN. A ce titre, il a rédigé plusieurs rapport dans la droite ligne des positions du think tank, que ce soit sur la Syrie, où il recommandait aux Etats-Unis de frapper Damas, ou encore sur le crash du vol du MH17.
Mais ce sont aussi les sources de financements de Bellingcat qui font lever plus d'un sourcil. Soucieux de cultiver l'image d'un site d'investigation indépendant, le média demeure pourtant étrangement opaque sur le sujet. Si la section «A propos» du site liste bien quelques unes de ses sources «actuelles» de financement – qui comprend notamment la très controversée ONG américaine National Endowment for Democracy (NED), que finance le Congrès américain – les montants alloués par chaque entité à Bellingcat sont, d'une part, loin d'être clairs.
Des liens étroits avec le gouvernement britannique
Surtout, nulle mention n'est faite quant au financement perçu par Bellingcat en provenance du ministère britannique des Affaires étrangères et du Commonwealth (FCO). La question est en effet sensible pour Elliot Higgins, qui fait son possible pour minimiser les liens entre son média et le FCO. Fin 2018, il a ainsi publiquement nié que Bellingcat ait reçu des fonds en provenance du gouvernement britannique. Cependant, des documents accessibles au public prouvent que cette affirmation est un mensonge pur et simple. Comme l'a révélé en octobre dernier le patron de Declassified Matt Kennard, selon les données officielles le FCO a payé à Bellingcat 1800 livres le 20 décembre 2018 – quelques jours à peine avant les dénégations d'Eliot Higgins – pour des services de «conseil, de gestion et de relations publiques».
Un paiement qui aurait pu passer inaperçu étant donné la somme si la relation entre le gouvernement britannique et Bellingcat n'allait pas beaucoup plus loin. Car le média «indépendant» se targue d'être en partenariat avec l'Open Information Partnership (OPI)... oubliant de préciser au passage que cet organisme est lui-même entièrement financé par le FCO. En tout état de cause, la question de savoir s'il existe une différence significative entre le fait d'être en partenariat ou directement financé par l'Etat britannique est posée.
Sur sa page internet, l'OPI décrit sa raison d'être de façon laconique : «Contrer et exposer la désinformation.» Pour ce faire, l'organisme qui liste lui aussi Bellingcat comme partenaire, dit s'appuyer sur un réseau de journalistes d'investigation, d'associations caritatives, de groupes de réflexion, d'universitaires, d'ONG, d'activistes et de fact checker. «La démocratie ne peut prospérer sans des informations honnêtes, précises et librement disponibles sur le monde qui nous entoure», soutient encore l'OPI dans les quelques lignes que l'on peut lire sur son site.
Une présentation qui, à en croire le travail très documenté du journaliste Kit Klatenberg, n'aurait qu'un très lointain rapport avec la réalité. Selon Kit Klatenberg, qui s'appuie sur des documents rendus publics par le groupe de hackers Anonymous, l'OPI se résumerait de fait à une «usine à désinformation», dont le rôle tiendrait davantage à la gestion de la narration sur des sujets chers au gouvernement britannique : «L'OPI et ses soutiens à Whitehall n'ont aucun intérêt pour la transparence, la démocratie, la vérité, l'exactitude, l'égalité ou la paix : en réalité, ils cherchent à opérer dans l’ombre, déformant la perception du public pour correspondre aux intérêts financiers, politiques, militaires et idéologiques de la Grande-Bretagne, en utilisant la manipulation, la distorsion, l’endoctrinement, la diffamation, la propagande et le mensonge.»
Une convergence de vue avec Washington, Londres et l'OTAN
Avec un fondateur passé par l'Atlantic Council, des financements et partenariats du gouvernement britannique, il n'est pas vraiment difficile de deviner le tropisme de Bellingcat dans son choix de sujets. «Bellingcat agit comme un propagandiste non officiel de l'OTAN, se focalisant de façon obsessionnelle sur les ennemis de l'Ouest», notait à ce propos en 2017 le journaliste de Grayzone Ben Norton.
A l'origine Eliot Higgins s'est fait connaître grâce à ses «enquêtes» sur la guerre en Syrie sous le nom de blogueur «Brown Moses», pointant notamment du doigt l'utilisation supposée de barils d'explosifs par l'armée de Bachar el-Assad et analysant l'impact des frappes aériennes, au moyen de sources ouvertes. Au sein de Bellingcat, il a ensuite activement participé à la campagne médiatique – et des puissances occidentales – accusant le président syrien d'être responsable de l'attaque chimique de Khan Cheikhoun.
A ce moment crucial du conflit, cette attaque chimique était un prétexte rêvé pour le gouvernement américain et l'OTAN d'une escalade militaire majeure. Lors d'un débat houleux sur le sujet, Theodore Postol professeur émérite au MIT de Cambridge et expert reconnu dans le domaine de la défense antimissile et des armes nucléaires, avait accusé Eliot Higgins de «fabriquer des informations et des arguments» : «Vous permettez à des personnes susceptibles d'avoir commis des crimes de guerre de se déplacer librement.»
Le média d'investigation «indépendant» s'est également penché sur le crash du MH17 en octobre 2015. L'occasion pour Bellingcat de désigner un coupable avant même la publication de l'enquête officielle. Se basant sur des vidéos YouTube et des photos partagées sur les réseaux sociaux, Bellingcat n'a ainsi pas hésité a accuser la Russie et les forces antigouvernementales du Donbass d'avoir abattu l'avion dans l'est de l'Ukraine.
Dans son rapport, la Joint Investigation Team (JIT), l'équipe internationale d'enquête dirigée par les Pays-Bas, évoquera d'ailleurs Bellingcat : «Beaucoup de journalistes ont mené leurs propres enquêtes, tout comme des collectifs de recherche tels que Bellingcat. Cela a abouti à différents scénarios et théories, à la fois dans les médias et sur internet.» Visiblement prises très au sérieux, les informations de Bellingcat ont pourtant poussé le célèbre magazine allemand Der Spiegel à présenter ses excuses à ses lecteurs pour les avoir prises pour argent comptant, alors que leur fiabilité interroge. Jens Kriese, expert allemand en image, avait par ailleurs qualifié les méthodes de Bellingcat dans son «enquête» – dans laquelle le média accusait la Russie d'avoir manipulé des images par satellite – de «pas très robustes» et qui équivalaient selon lui à «lire des feuilles de thé».
Comme le souligne la journaliste britannique Mary Dejevsky dans un article de The Independent publié en 2018, Bellingcat ne semble jamais parvenir à des conclusions qui «ne conviennent en aucune manière aux autorités britanniques ou américaines». Lors de l'affaire Skripal, alors que Bellingcat avait affirmé que les deux suspects étaient des «officiers» du GRU (le renseignement militaire russe) – ce que dément Moscou – Mary Dejevsky s'était demandé si les agences de renseignement britanniques n'utilisaient pas Bellingcat à leurs propres fins.
«La bonne réputation du groupe ne pourrait-elle pas être utilisée pour faire entrer dans le domaine public des informations dont les fonctionnaires ne veulent pas se porter garant ? Et, si tel est le cas, serait-ce pour informer ou induire en erreur ?», s'interrogeait la journaliste. En tout état de cause, Downing Street n'avait pas réagi officiellement aux allégations de Bellingcat, même si le secrétaire d'Etat à la Défense britannique Gavin Williamson s'était empressé de féliciter le média dans un tweet... avant de le supprimer, vingt minutes plus tard.
Une «sorte d'officine du renseignement» ?
Reste un point – majeur – d'interrogation quant aux méthodes du média. Dans l'affaire Navalny, l'organisation affirme avoir obtenu le contact de celui qu'elle présente comme étant Konstantin Koudriavtsev, un agent des services de renseignement, au marché noir et pour une somme modique. «Bien qu'il y ait des implications évidentes et terrifiantes concernant la vie privée de ce marché de données, [...] quelques centaines d'euros vous [fournissent] des mois de données d'appels téléphoniques d'un agent du FSB ou du GRU, permettant aux enquêteurs de retracer les opérations des services de renseignement, d'identifier les collègues de la cible et de suivre les traces physiques d'espions à travers la Russie et à l'étranger», soutient Bellingcat.
Dans une interview accordée à la radio Echo de Moscou, Oleg Kashin, un journaliste russe libéral, émet pourtant de sérieux doutes sur la provenance de ces données. «Ces bases de données piratées existent, et il y a un énorme marché», explique-t-il tout d'abord, précisant que «des dizaines de personnes, journalistes et autres», les utilisent. «Mais il y a certaines personnes, vous demandez à un policier que vous connaissez de les examiner [dans la base de donnée], et il revient et dit qu'"il y a une note "ne pas examiner", alors ne les touchez pas, et reprenez votre argent". Les membres des services spéciaux ont définitivement cette note à côté de leurs noms. Il est impossible de les examiner [dans la base de donnée] de cette façon», poursuit-il.
Une théorie qui n'est pas nouvelle dans le monde médiatique, le journaliste de la BBC Mark Urban, qui avait collaboré avec Bellingcat sur l'affaire Skripal, confiait à cette occasion à la radio LBC : «Ces chercheurs indépendants qui ont identifié ces personnes et pointé du doigt leur appartenance au GRU, se sont largement appuyés sur des bases de données piratées [...] Qui pirate ces bases de données et leur transmet ? Je pense qu'il s'agit du GCHQ ou de la NSA.»
Il n'est en outre pas inutile de noter qu'Oleg Kashin ne peut guère être accusé d'être un sympathisant du Kremlin : le journaliste russe ne conteste pas la thèse de l'empoisonnement supposé d'Alexeï Navalny et assure n'avoir aucun «aucun doute» que les individus visés par Bellingcat étaient bel et bien derrière la tentative présumée d'assassinat. Mais selon lui le média ne fait que «légaliser les fuites des agences de renseignement occidentales», agissant de fait elle-même comme une «sorte d'officine du renseignement».
Dans une interview accordée au média Medusa, Bellingcat ne fait par ailleurs pas mystère de la vocation de son travail, qui vise à pousser à l'ouverture d'une enquête, que ce soit en Russie ou ailleurs en Europe : «Nous espérons que quelqu'un se chargera d'une enquête officielle. Que l'Allemagne, par exemple, décidera d'ouvrir une procédure et de l'instruire. [...] Notre niveau d'activisme [chez Bellingcat] est minime. Nous croyons qu'il existe une vérité et quand personne officiellement n'essaie de trouver les empoisonneurs, notre activisme conduit à essayer de pousser les Allemands, les Britanniques, n'importe qui à enquêter sur cette affaire de manière officielle. A partir de maintenant, nous n'aurons plus de grand rôle à jouer.»
Si le président russe Vladimir Poutine nie catégoriquement toute tentative d'empoisonnement de l'opposant russe, il partage en revanche la vision d'Oleg Kashin sur le travail de Bellingcat – et de CNN et Der Spiegel – dans cette affaire : «Ce n'est pas une enquête, mais la légitimation de contenus [préparés] par les services spéciaux américains.»