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L’influence russe en Afrique, le dernier fantasme du rapport contre les fake news ?

Le rapport qui dénonce les «manipulations de l'information», prédit que l’Afrique sera le «prochain terrain de jeu» de la «guerre informationnelle» russe. Mais ni les journalistes africains interviewés, ni la Russie, ne semblent être au courant.

Un rapport d’expertise publié le 4 septembre et présenté à la ministre des Armées accuse les médias russes, dont RT France, de stratégies de désinformation machiavéliques envers l’Occident… mais aussi envers l’Afrique. Ces propos, s’ils ne démasquent en réalité aucune volonté russe, reflètent plutôt la crainte manifeste de la France de voir s’imposer d’autres visions que la sienne sur un territoire qui lui échappe.

Selon le rapport, «les travaux d’une équipe de recherche française ont révélé une propagation croissante des contenus russes à travers le web africain francophone» : la panique semble amplifiée à l’aune de ce succès. Les auteurs du rapport semblent alors prêter à Moscou de hautes ambitions : «Plusieurs signaux indiquent que l’Afrique pourrait être le prochain terrain de jeu de la «guerre informationnelle [russe].»

Le ministère de la Défense français considère peut être que l’Afrique est sa chasse gardée, mais l’Afrique n’appartient à personne

L’analyse, qui porte sur quelques paragraphes, laisse transparaître un affolement résultant de la perte de popularité des médias occidentaux attestée par les journalistes africains interrogés par RT France. 

«Le ministère de la Défense français considère peut être que l’Afrique est sa chasse gardée mais l’Afrique n’appartient à personne», martèle Seidik Abba, journaliste, écrivain et analyste de l’information sur l’Afrique, interrogé par RT France. «Il faut de la concurrence et les médias russes ne sont pas plus inquiétants pour l’Afrique que les médias occidentaux. Pourquoi ne seraient-ils pas contents que d’autres acteurs arrivent ? Il faut une offre diversifiée, pour le reste il faut faire confiance à la maturité des Africains qui savent évaluer la validité des informations», poursuit-il.

Une pénétration russe en Afrique… à l’insu de la Russie

Malgré le terme belliqueux choisi par le rapport pour qualifier la soi-disant offensive médiatique russe, la Russie n’a pas révélé de stratégie carnassière sur le continent. «Si les médias russes ont des projets ici on verra quelle sera leur influence mais pour le moment, ce n’est pas le cas», explique Babacar Fall, rédacteur en chef de la radio appartenant au chanteur Youssou N’Dour, Radio Futurs Médias, au Sénégal, un pays cité dans le rapport comme ayant un accès de plus en plus large aux «contenus russes». Les succès des médias de ce pays en Afrique semblent s’être produits à son corps défendant, car aucun RT Afrique ou Sputnik Africa ne s’est implanté sur le continent. «En revanche des chaines internationales ont des studios à Dakar : la voix de l’Amérique, Radio Chine internationale… BBC Afrique a été délocalisée de Londres à Dakar il y a une dizaine d’années. Quant à la France, elle est présente avec RFI depuis des décennies», appuie Babacar Fall. Radio France International émet en effet depuis 1975 avec pour principale ambition de couvrir le continent africain. Ces médias publics ou contrôlés par l’Etat émettent directement depuis Dakar, sans que leur présence n’induise un dépeçage en règle dans un rapport ministériel.

Les Africains savent que les médias des pays qui les ont colonisés peuvent avoir un regard biaisé

Pourtant, le dispositif médiatique public n’est pas exempt d’influence. «Parce que je suis de la profession, je sais que ce sont les journalistes qui décident du contenu qu’ils veulent produire, et que le Quai d’Orsay ne passe pas de coups de fil pour dicter sa volonté», estime Seidik Abba. «Mais il y a des moyens d’influence. Quand des autorités organisent des briefings avec des journalistes, en off, c’est un moyen subtil pour faire passer des messages. Même dans un pays démocratique comme la France, il y a des tentations d’imposer des points de vue sur la politique africaine», poursuit-il.

Ironie suprême, les auteurs du rapport en oublient même la construction antédiluvienne de leur propre sphère d’influence. Ils remarquent en effet que pour les médias russes, désormais traduits, «le français et l’anglais sont des vecteurs faciles pour pénétrer le continent africain». Le français et l’anglais ? Est-il bien ici question de la langue dans laquelle s’expriment depuis toujours tous les médias occidentaux, ainsi dotés d’une antériorité colossale par rapport aux médias russes pour «pénétrer le continent africain» ?

Comment la Russie pourrait-elle être responsable du sentiment anti-occidental en Afrique dû aux anciennes colonies ?

Le rapport analyse que le succès des contenus russes s’explique par «la grande popularité des discours anti-occidentaux propagés par les grands médias internationaux russes (RT et Sputnik) auprès des opinions publiques africaines qui considèrent souvent la Russie sous le prisme de son passé soviétique anticolonial». On ne manquera pas de céder à l’envie de compléter la phrase avec l’élément qui y fait défaut : «…et l’occident sous le prisme de son passé colonial.»

Jamais le rapport ne s’interroge sur la légitimité pour les Africains de consulter des médias évoquant des points de vue et des politiques dénuées de tout arbitrage néocolonial. «Les Africains estiment que les Russes auront un regard plus objectif sur leur continent car il n’y a pas de contentieux politique», précise l’analyste de l’information Seidik Abba. «En Afrique, il y a une recherche d’offre sur l’information dominée jusqu’ici par les médias occidentaux, qui vient de France 24, l’AFP, RFI. Le public africain veut une autre offre pour croiser les infos, que ce soit avec les médias russes ou CCTV, la chaîne chinoise qui a été accueillie avec beaucoup d’intérêt. La meilleure façon d’avoir des informations crédibles est d’avoir plusieurs sources», poursuit-il.

La vision des médias occidentaux peine à convaincre les Africains

«Les contenus sur la Russie n’intéressent pas les Sénégalais», observe Babacar Fall. «Mais il est vrai qu’il existe chez nous un sentiment anti-occidental dû à la colonisation, aux politiques d’immigration qui se poursuivent depuis des années. Les jeunes d’ici en veulent à l’Occident», poursuit-il. Le texte du rapport révèle plutôt que la vision des médias occidentaux peine à convaincre les Africains, tandis qu’ils ont enfin la possibilité d’accéder à des contenus qui les concerne.

Le rapport trahit également l'inquiétude que soit remise en question le soutien qu'accorde la France à certains dirigeant africains, dans la pure tradition de la Françafrique. Il déplore ainsi que les médias russes intéressent les partisans de Laurent Gbagbo en Côte d'Ivoire, sachant que la France a appuyé le président en exercice, Alassane Ouattara. «Dans certains pays comme la Côte d’Ivoire, ces discours alimentent les débats politiques locaux. Ainsi les mouvements pro-Gbagbo trouvent dans les contenus produits par les médias russes des matériaux informationnels et des narratifs tout à fait opportuns», explique-t-il. Ce fait est confirmé par Edwige Fiende, de l’agence de presse africaine Alerte Info. «Je pense que les journaux proches de l'opposition, proches du Front populaire ivoirien (FPI), le parti de l'ex-président ivoirien Laurent Gbagbo, se servent souvent des médias russes pour leur contenu. Il s'agit souvent des sujets qui tournent autour du procès de monsieur Gbagbo ou qui critiquent le pouvoir d'Alassane Ouattara», explique-t-elle. Le rapport semble déplorer qu’un «narratif» différent des positions de la France concernant le pouvoir ivoirien puisse exister, comme si la France pouvait encore s'accorder le droit de faire de l’ingérence. «Les Africains savent que les médias des pays qui les ont colonisés peuvent avoir un regard biaisé, qui sont accusés, à tort ou à raison, de prendre les positions officielles de la France», observe Seidik Abba.

 

Ces sujets tabous du colonialisme que le rapport aimerait garder sous le tapis

Les médias russes sont aussi visés par un autre procès d'intention : ils agiteraient les dossiers sensibles que la France souhaiterait que l’on taise. «Le choix éditorial fait par RT et Sputnik de fortement médiatiser certains dossiers intéressant directement les opinions publiques africaines, comme celui touchant à l’avenir du franc CFA, aggrave naturellement les choses», stipule le rapport, assimilant l’intérêt croissant pour les médias russes à une calamité. Il est compréhensible que le pouvoir en France ait envie de passer sous silence les discussions autour d’une monnaie que ses détracteurs considèrent comme «un instrument d'influence post-coloniale». Evoquer le franc CFA serait donc un sujet tabou, d’autres inconvenants ayant osé s’attaquer au sujet ont connu des déboires, comme l’économiste togolais Kako Nubukpo, ancien dirigeant de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest. Il avait publié en août 2017 dans Le Monde, une tribune intitulée «Le franc CFA asphyxie les économies africaines». L’économiste avait été suspendu de l'Organisation internationale de la Francophonie pour manquement à son «devoir de réserve». Opposé au franc CFA, il avait jugé «déshonorants» les propos d'Emmanuel Macron à ce sujet, qui avait déclaré que c’était un «non-sujet pour la France». Un non sujet qui implique un non discours ? Comment ne pas lire dans ce rapport le souhait d'une censure pure et simple des sujets qui fâchent ?

Il est certain que les médias russes ne sont pas soumis à une omerta aussi scandaleuse. Les articles de RT France sur ce «non sujet» qu'est le franc CFA, en particulier les interviews de l’activiste panafricaniste  Kémi Séba, ont beaucoup rebondi sur les réseaux sociaux. Leur succès ne tient pas au fait qu'un média russe s'est emparé de la question. Les lecteurs français ou africains s'intéressent tout simplement à cette question. 

Les médias africains reprennent des articles sur l’Afrique où ils en trouvent : sur les médias russes

Le rapport déplore la «tendance» de «médias africains en ligne à reprendre in extenso les contenus des médias russes sur leurs sites aux côtés de dépêches des grandes agences occidentales telles que l’AFP ou Reuters », qualifiant ce fait de «problème». Outre le fait que RT ou Sputnik puise une partie de ses sources chez ces mêmes agences, cette remarque disqualifie d’emblée toute enquête ou travail effectué par ses journalistes sur des sujets africains.

Elle nie également tout professionnalisme chez les rédacteurs en chef africains, suspectés de ne pas savoir trier leurs sources. «Ainsi, au Sénégal, de nombreux articles de Sputnik concernant l’Afrique sont repris par seneweb.com, quatrième site le plus consulté au Sénégal et suivi par plus d’un million et demi de personnes sur Facebook», déplore le rapport. Ibrahim Fall, le rédacteur en chef du site, précise d’emblée qu’ils sont le 1er site et non le 4e. Seneweb emprunte tout aussi bien des articles au Huffington post ou sur 7sur7.be, sans qu’il ne soit blâmé pour cela. Faut-il se plaindre qu’un média russe s’intéresse au continent africain, ou remarquer que bien souvent, les médias français ne couvrent l’actualité africaine qu’en cas de survenue d’une guerre, du déplacement d’un président français ou d’élections ?

«La meilleure façon d’avoir des infos crédibles est d’avoir plusieurs sources d’informations», conclut Seidik Abba. A l'inverse ce de conseil très professionnel, les experts du rapport conseillent de bâillonner RT France, privant ainsi les lecteurs africains d’articles qui les intéressent. Mais pour apaiser toutes ces craintes relatives aux articles des médias russes, les experts auraient pu davantage s'inspirer de Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, qui écrivait dans Le mariage de Figaro : «Il n'y a que les petites hommes qui redoutent les petits écrits.»

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