Le Nicaragua, pays le plus pauvre d'Amérique après Haïti, traverse une période explosive et complexe à décrypter pour les observateurs internationaux. Mais à y regarder de plus près, n'y a-t-il pas un air de déjà vu ?
Depuis le 18 avril, des manifestations d'une rare violence ont lieu dans plusieurs villes du pays, déstabilisant un pays déjà bien fragile économiquement. Dans la rue s'opposent des manifestants anti-gouvernementaux, aux allures parfois d'émeutiers, et des groupes pro-gouvernementaux sandinistes ainsi que les forces de l'ordre. Il y a d'une part des manifestants se prétendant pacifistes et réprimés, et d'autre part le gouvernement qui se dit être la cible d'éléments voulant la déstabilisation du pays.
De nombreux médias francophones ont choisi de faire part de «la répression gouvernementale», passant au second plan voir niant complètement les violences perpétrées par des manifestants, pas toujours pacifistes, loin s'en faut. Il suffit pourtant de parcourir la galerie photo de l'agence Reuters pour voir que les manifestants dits «pacifistes» sont en réalité lourdement armés et semblent mener une véritable guérilla urbaine. Sur ces images, on peut voir des hommes cagoulés en possession d'armes et de munitions artisanales, voire de fusils, bloquer les rues après avoir construit des barricades à l'aide de pavés.
Après avoir été autorisée à enquêter par le gouvernement nicaraguayen, la Commission interaméricaine des droits de l'homme (CIDH) a présenté un rapport qui accable le gouvernement, rendu responsable des violences que connaît actuellement le pays. Le 22 juin, lors d'une réunion extraordinaire du Conseil permanent de l'Organisation des États américains (OEA), dominée par les Etats-Unis, la CIDH a pointé la responsabilité exclusive du gouvernement dans les violences perpétrées depuis deux mois.
Le rapport dénonce «l'action répressive de l'Etat», responsable selon la Commission d'au moins 212 morts et de 1 337 blessés depuis le début des manifestations contre le président Daniel Ortega. Un bilan en accord avec la position américaine. En effet, Nikki Haley, l'ambassadeur des Etats-Unis auprès de l'ONU avait déclaré dès le 21 juin que le gouvernement nicaraguayen devait «mettre un terme immédiatement à sa campagne de violence et d'intimidation contre son propre peuple». Les Etats-Unis ont de plus demandé au gouvernement d'organiser des élections anticipées en mars 2019, au lieu de celles initialement prévues fin 2021.
Présent à la réunion, Denis Moncada, ministre des Affaires étrangères, a rejeté «entièrement le rapport», le qualifiant de «subjectif, biaisé, plein de préjugés et notoirement partial». Il a en outre dénoncé la présence de «groupes voulant déstabiliser le pays et son ordre constitutionnel, n'ayant aucun rapport avec les revendications sociales, [qui] ont donné naissance et entretiennent jusqu'à ce jour des émeutes qui sont devenues des ravages, des incendies, des pillages». D'autre part, le ministre a rappelé que ce rapport de la CIDH omettait «les destructions et les incendies des institutions publiques, des bâtiments municipaux, des unités de police, des installations du Front national de libération sandiniste [FSLN, le parti au pouvoir] et des logements de ses dirigeants et de fonctionnaires; en plus de la destruction et du pillage d'ambulances, de centres de santé, de cliniques mobiles, de maternités, d'écoles, d'équipement de municipalités».
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Ces morts qui ressuscitent
S'exprimant devant le Conseil permanent de l'OEA lors de la présentation du rapport de la CIDH, le chef de la diplomatie du Nicaragua a dénoncé des médias relayant de fausses informations divulguées par les émeutiers en vue de manipuler l'opinion. Pour lui, la plupart des sources d'information citées par la CIDH proviennent d'agences et de médias hostiles au gouvernement, dont les informations sont «fausses et manipulées». Il a notamment évoqué le cas de faux morts dont les photos auraient été exhibées par des manifestants et sur les réseaux sociaux... alors que ces personnes étaient bien vivantes.
Dans une vidéo de la chaîne de télévision nicaraguayenne Canal 13, intitulée «Les morts continuent de ressusciter au Nicaragua, des citoyens dénoncent des manipulations sur les réseaux sociaux», des Nicaraguayens présentés comme morts en raison de la répression étatique, s'indignent de l'utilisation de leur image à des fins douteuses.
Au rayon des manipulations dénoncées par les partisans du gouvernement, il y a également ces morts disparus plusieurs mois avant le début des émeutes et dont les photos sont exhibées par les anti-gouvernementaux. C'est le cas de Mario Alberto Medina, âgé de 18 ans et décédé en septembre 2017 dans un accident de la circulation, et dont la famille condamne les «actions sans scrupule des gens qui sont en train d'utiliser les photographies [du défunt] afin d'allonger la liste de morts [dûs à la répression]».
Un long décryptage publié sur le site du journaliste engagé Michel Collon Investig'action et écrit par Alex Anfruns, spécialiste de l'Amérique latine, rend compte de toutes ces tentatives de manipulation ainsi que des violences perpétrées par les émeutiers avec de très nombreux documents (photos, vidéos) à l'appui.
Un «scénario à la vénézuélienne» ?
Allié du Nicaragua, le gouvernement du Venezuela a rejeté le rapport présenté par la CIDH. Pour Carmen Velasquez, la représentante du Venezuela auprès de l'OEA, la situation à laquelle fait face le Nicaragua est similaire à celle que vit son pays, caractérisée par des «actions criminelles» menées par des «groupes déstabilisateurs dont le seul objectif est le coup d'Etat».
Entre avril et juillet 2017, Caracas et d'autres villes de la République bolivarienne ont ainsi été soumises à l'action de groupes d'opposition parfois violents qui ont fermé les rues, bloquant des quartiers et attaquant les civils et les forces de l'ordre. Pour Romain Migus, sociologue français spécialiste de l'Amérique latine et coordinateur du site spécialisé dans la critique des médias Medium, «on ne peut pas parler de ce qui se passe au Nicaragua sans faire la comparaison avec ce qui s'est passé l'année dernière au Venezuela parce que c'est exactement le même scénario, avec des groupes de délinquants prêts à en découdre et qui n'hésitent pas à s'en prendre à des civils».
De plus, Romain Migus rappelle que le Nicaragua, comme le Venezuela, a eu des résultats économiques brillants avec «une baisse conséquente de la pauvreté et de la pauvreté extrême et des résultats en matière de santé et d'éducation qui sont très bons», malgré une situation qui reste critique. Mais au-delà du bilan de la présidence de Daniel Ortega, le sociologue considère que «c'est la démocratie au Nicaragua qui est en jeu». Faisant allusion aux dirigeants occidentaux hostiles aux gouvernements de gauche en Amérique latine, Romain Migus poursuit : «Il est assez amusant de voir des groupes dits de gauche en Europe prôner des coups d'Etat armés en Amérique latine contre des gouvernements qu'ils n'arrivent pas à déplacer dans les urnes».
Au début, une protestation sociale
Au Nicaragua, les manifestations avaient démarré le 18 avril contre une réforme de la sécurité sociale. Ces manifestations ont rapidement dégénéré en émeutes et se sont heurtées à un déploiement de forces de la police du pays et de groupes sandinistes. Cette réforme, présentée par le gouvernement comme une manière de contourner les injonctions du FMI à privatiser l'Institut de sécurité sociale, prévoyait d’une part d’augmenter les contributions sociales des salariés et des employeurs afin de réduire le déficit de la sécurité sociale et d’autre part de réduire de 5 % le montant des pensions de retraite.
Vu l'ampleur des manifestations, le président Daniel Ortega a renoncé à la mise en place de cette réforme dès le 22 avril, soit quatre jours après le début du mouvement social, reconnaissant que ces mesures, prises sans concertation, n’étaient pas «viables» et avaient créé une «situation dramatique». Loin d'engendrer un retour au calme, cette marche arrière a enflammé la situation qui a pris une toute autre ampleur et s'est transformée en manifestations violentes contre le pouvoir, demandant le départ pur et simple du président et de son épouse, la vice-présidente Rosarion Murillo. Dès le 23 avril, le journal Le Monde rapportait que «parmi les 24 décès comptabilisés par le Centre nicaraguayen des droits de l’homme, figur[aient] des étudiants mais aussi un policier et des sympathisants du FSLN». Daniel Ortega, au pouvoir de 1979 à 1990 avant d'y revenir depuis 2007, a appelé à un grand dialogue national. Le 16 mai, il a pris langue avec l’opposition. Les négociations se sont engagées sous la direction de la Conférence épiscopale, l'association des évêques, très influente au Nicaragua, mais ne cessent d'être suspendues. Le rapport de la CIDH avait une importance cruciale pour permettre la reprise du dialogue fin juin à l'appel de l'Eglise, qui se présente comme médiatrice.
Dans le collimateur des Etats-Unis
Le Nicaragua se confronte aux Etats-Unis depuis la fin du XIXe siècle. Le point culminant de cette confrontation a été la lutte du général Augusto Sandino dans les années 1920 et 1930 pour la souveraineté de son pays et contre le gouvernement en place soutenu par les Américains. Les Sandinistes, organisés au sein du FSLN, ont renversé la dictature de la famille Somoza en 1979, soutenue par les Etats-Unis pendant plus de 40 ans. Après avoir perdu le pouvoir dans les urnes en 1990 face à une coalition de partis politiques de droite également soutenus par le gouvernement américain, le FSLN a gagné une nouvelle fois les élections en 2006 et le président Ortega est au pouvoir depuis cette date. Au niveau de sa politique étrangère, le Nicaragua entretient d'étroites relations avec le Venezuela chaviste, Cuba, la Russie mais aussi avec la Chine avec laquelle le pays a signé un contrat pour la construction d’un canal qui, s'il venait à voir le jour, concurrencerait celui du Panama. De quoi déplaire aux Etats-Unis ?
Meriem Laribi