«Comme d'autres, nous avons enquêté sur ces allégations et n'avons pas pu les corroborer. Nous avons estimé que nous n'étions pas en mesure de publier des choses que nous ne pouvons pas garantir.» Ces mots sont ceux de Dean Baquet, rédacteur en chef du New York Times. Comme de nombreux médias, il a eu en sa possession le rapport compromettant sur Donald Trump qui fait l’actualité depuis que CNN a décidé, le 10 janvier, de dégainer l’affaire.
Mais alors que la chaîne américaine a refusé de publier l’intégralité du document arguant que ses journalistes n’avaient pu vérifier les informations, BuzzFeed a fait le pari inverse en mettant en ligne les 35 pages dans la foulée des révélations de sa consœur.
Depuis, le célèbre site d’information fait l’objet d’une volée de critiques de la part de plusieurs médias et spécialistes outre-Atlantique. Alors que de l’aveu même de son rédacteur en chef Ben Smith, les allégations n’ont pas été vérifiées, beaucoup s’interrogent sur la décision de BuzzFeed. Elle reflète, selon Ben Smith la façon dont son site imagine le travail des journalistes en 2017.
«Pas crédible»
Le rapport publié par BuzzFeed aurait été rédigé par un ancien officier du renseignement britannique. Il évoque notamment des échanges supposés de renseignements pendant plusieurs années entre le président élu des Etats-Unis, ses proches et le Kremlin.
Autre point explosif : le document fait état d'une vidéo à caractère sexuel montrant Donald Trump avec des prostituées, filmée clandestinement lors d'une visite à Moscou en 2013 par les services russes dans le but d'en faire un moyen de chantage.
Une personne anonyme, prétendant être un ex-agent des services de renseignements britanniques travaillant pour l’opposition Démocrate a déclaré que des gens anonymes lui avaient dit des choses
Les accusations sont graves et rendent la décision de BuzzFeed d’autant plus polémique. Selon L’Express, plusieurs médias avaient connaissance du rapport depuis l'automne. Mais mis à part CNN et BuzzFeed, personne n’a pris la responsabilité d’en parler faute d’avoir pu vérifier son contenu.
«Une personne anonyme, prétendant être un ex-agent des services de renseignements britanniques travaillant pour l’opposition Démocrate a déclaré que des gens anonymes lui avaient dit des choses», a écrit au sujet du document Glenn Greenwald, journaliste qui a contribué à faire éclater l’affaire Snowden.
Julia Ioffe, journaliste spécialiste de la Russie a tweeté : «Ok, collègues journalistes, levez la main si, vous aussi, vous avez été approché avec cette histoire ? Je l’ai été.» Cette dernière, difficilement taxable de sympathie à l’égard de Donald Trump, a refusé de se pencher plus sérieusement sur la question car «c’était impossible à vérifier».
Oui c’est explosif, mais c’est aussi totalement invérifiable, du moins pour nous à ce stade
Des auteurs du blog Lawfare, qui s’intéressent aux problèmes liés à la sécurité nationale, ont affirmé être en possession du rapport «depuis deux semaines». Mais, eux aussi, ont refusé de le publier : «Oui c’est explosif, mais c’est aussi totalement invérifiable, du moins pour nous à ce stade», ont-ils écrit sur leur site au soir du 10 janvier.
Wikileaks, le célèbre site du lanceur d’alertes Julian Assange a publié un tweet laconique qui a le mérite d’être clair sur son analyse : «Les 35 pages PDF publiées par BuzzFeed à propos de Trump ne sont pas un document de renseignement. Le style, les faits et les dates montrent qu’il n’est pas crédible.»
«Ce n’est pas du journalisme»
D’autres ont décidé de critiquer directement la manière dont a procédé BuzzFeed.
Brad heath, journaliste d’investigation d’USA Today a été l’un des premiers a dégainer le 10 janvier sur Twitter : «Ce n'est pas du journalisme : voici une chose qui pourrait ou pas être vraie, sans preuve à l'appui. Décidez vous-même si c'est légitime.»
Ce n'est pas vérifié, ce qui veut dire que cela nécessite un travail d'enquête complémentaire
John Podhoretz, éditorialiste du New York Post, s’est quant à lui fendu d’une tribune intitulée : «Le rapport sur Trump publié par BuzzFeed fait passer les "fake news" à un nouveau stade.»
Erik Wemple, spécialiste des médias du très respecté Washington Post a jugé que BuzzFeed avait fait preuve d'une «logique ridicule» en choisissant de publier la note. «Ce n'est pas vérifié, ce qui veut dire que cela nécessite un travail d'enquête complémentaire», a-t-il écrit le 11 janvier. Avant de s’interroger : «BuzzFeed a commencé ce travail et s'est engagé à le poursuivre. Donc pourquoi publier le document maintenant?»
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Michael Tracey, du site Vice News, a accusé BuzzFeed d’avoir voulu faire de l’audience à tout prix : «BuzzFeed fait la promotion d'un dossier dont il admet qu'il n'est pas vérifié, et en tire profit à travers la fréquentation [de son site]. C'est du gagnant-gagnant.»
Transmettre de la désinformation n'est pas plus utile ou éclairant que de ne pas publier d'information du tout
David Graham, de la revue The Atlantic, s’est montré très sévère envers ses collègues. Pour lui, BuzzFeed «a tourné le dos à un principe de base du journalisme». Il est même allé jusqu’à parler de «désinformation» : «Transmettre de la désinformation n'est pas plus utile ou éclairant que de ne pas publier d'information du tout.» D’après lui, cela «contraint un personnage public, Trump en l'occurrence, à répondre à des allégations qui pourraient s'avérer, ou pas, totalement fallacieuses».
Le président élu, qui entrera en fonction le 20 janvier, ne s’est d’ailleurs pas privé de fustiger violemment BuzzFeed lors de sa première conférence de presse depuis son élection. Selon ses mots, le site est «un tas d'ordures sur le déclin». «Ce sont des fausses informations. C'est bidon. Ces choses ne se sont jamais passées. Et cela a été obtenu par nos adversaires», a-t-il déclaré.
«C'était incroyablement irresponsable»
Mais le milliardaire et les médias précédemment cités ne sont pas les seuls à avoir jugé durement la décision de BuzzFeed. Kelly McBride, spécialiste d'éthique des médias au sein de l'organisation indépendante Poynter Institute, s’est inquiétée sur son blog que le site d’information soit à l’origine d’un dangereux précédent : «Publier dans son intégralité un document non vérifié constitue une rupture par rapport à la façon dont les responsables éditoriaux des principales publications définissent le rôle du journalisme.»
Ces allégations ne sont absolument pas vérifiées et, comme l'a reconnu BuzzFeed, certaines sont invérifiables
«C'était incroyablement irresponsable», a estimé pour sa part Dan Kennedy, professeur de journalisme à l'université Northeastern. Selon lui «ces allégations ne sont absolument pas vérifiées et, comme l'a reconnu BuzzFeed, certaines sont invérifiables».
L’enseignant se montre particulièrement préoccupé que le choix fait par la rédaction de BuzzFeed ne sape encore davantage la confiance du public dans les médias qui est au plus bas aux Etats-Unis.
Créé en 2006, BuzzFeed est devenu un acteur important dans le monde de l'information en ligne grâce notamment à certains contenus devenus viraux et créant le «buzz» ainsi qu'à sa capacité à générer du trafic via les réseaux sociaux.
Selon le site SimilarWeb, il serait devenu le premier site au monde dans la catégorie magazines et e-magazines. Le site spécialisé Quantcast évalue à 185 millions le nombre de visiteurs uniques de BuzzFeed lors des trente derniers jours.