Est-ce la fin d'une ère pour la confrérie des Frères musulmans ? Youssef Al-Qaradawi, le plus célèbre prédicateur du monde arabo-sunnite, dont l'émission hebdomadaire sur Al Jazeera était suivie par des millions de fidèles, est décédé le 26 septembre à l'âge de 96 ans à Doha.
«L’imam Youssef al-Qaradawi est décédé après avoir dédié sa vie à faire connaître l’islam et à défendre sa communauté », peut-on lire sur son compte Twitter officiel, qui a annoncé son décès.
Naturalisé qatari en 1972, le prédicateur égyptien passa sa vie à étudier les préceptes de l'Islam. Il était devenu l'éminence grise de la confrérie créée en 1928 et, au travers de ses nombreuses prêches, une source de légitimité internationale pour le Qatar qui l'accueillit et le naturalisa. Un temps courtisé par l'Occident pour son influence sur sa communauté, il a également joué à partir de 2011 un rôle central dans la propagation des dits «printemps arabes» en prenant fait et cause pour l'opposition libyenne et notamment syrienne. Sulfureux et complexe, il a manié à l'excellence le discours pieux et quiétiste et la tirade aux penchants salafistes.
Dans les pas des fondateurs des Frères musulmans
Né le 9 septembre 1926 dans le village de Sift-Trâb au niveau du delta du Nil, Yousef Al-Qaradawi appartient à une famille modeste. Passionné très jeune par la religion, il aurait mémorisé le Coran par cœur à l'âge de neuf ans. C'est à douze ans qu'il rencontre pour la première fois le Fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna, lors d’une cérémonie d’al-Mawlid (mémoire de la naissance du prophète arabe de l’islam, Muhammad) organisée par le bureau des Ikhwan (Frères musulmans) à l’Institut des sciences religieuses de Tanta. Dans ses mémoires, le futur prédicateur égyptien relate son admiration d'alors envers celui qui deviendra son père spirituel : «le discours de Hassan al-Banna était si clair et si éloquent que je l’ai retenu intégralement par cœur», écrit-il.
Il adhère à la confrérie à seize ans et participe aux actions organisées par les scouts de l'organisation. Le mouvement s'enracine dans les consciences des habitants des provinces reculées. Devenant fervent défenseur de l'identité islamique de l'Egypte, il manifeste régulièrement contre l'occupation britannique du pays et contre l'autorité du roi Farouk, qu'il considère comme un traître à la nation égyptienne. Cet engagement lui vaut un petit séjour dans les geôles en 1949. L'année suivante, il entre dans la prestigieuse faculté des sciences religieuses de l’Université al-Azhar. Il entretient des rapports étroits avec le sheikh Mohammad al-Bahi, professeur de philosophie et de doctrine islamique, Mohammad Shaltut, théologien, et Mohammad al-Ghazali, frériste lui-même. En 1953, il crée avec ses amis le « Comité de la Renaissance d’al-Azhar » dont les buts principaux consistent à réveiller la conscience islamique, à créer une nouvelle génération capable de comprendre l’islam et de mener le combat pour sa cause, à savoir la restauration du califat avec la stricte application de la charia.
Une fois de plus, ses actions au sein de la confrérie lui valent un détour par la case prison pendant plusieurs mois, sous le règne de Gamal Abdel Nasser. Le militaire, arrivé au pouvoir en 1954, prône en effet un état nationaliste socialiste panarabe luttant fermement contre la confrérie des Frères musulmans. Passant sous les radars des autorités égyptiennes, il rencontre également Sayyid Qutb, adepte de la première heure des préceptes de la confrérie (qui sera accusé de constituer un groupe armé et exécuté par pendaison en 1966). Al-Qaradawi s'entoure des musulmans les plus prédicateurs de son époque, à l'instar d'Abul Ala Maududi, théologien fondamentaliste pakistanais.
Suite à la défaite arabe de 1967 contre Israël, Youssef al-Qaradawi juge l'éloignement de l'Islam comme la principale raison de cette échec cuisant. De ce fait, il se rapproche des monarchies du Golfe, notamment le Qatar et l'Arabie saoudite qui prônent un panislamisme, le réveil islamique (al-sahwa al-islamiyya). Obtenant la nationalité qatarienne en 1972, il continue à étudier, obtient sa thèse en 1973 et devient peu à peu un pilier du soft power religieux du petit émirat gazier. Ses nombreux livres, ses nombreuses conférences et ses émissions radios font de lui une personnalité suivie par des millions de fidèles dans le monde arabo-musulman.
En raison de sa notoriété grandissante, il sera même sollicité à plusieurs reprises (en 1973, 1986 et 2003) pour prendre la direction de la confrérie. Mais lui préfère le rôle de cheikh [de sachant] à celui de chef de parti. Il se caractérise par une pensée duale, celle de la wassatiya (le centrisme) prônant à la fois le respect des traditions islamiques et une ouverture vers les interprétations et la modernité. Il se distingue donc des courants salafistes.
«Le Prophète a dit que Dieu est beau et aime la beauté», dira-t-il.
Sa popularité lui vaut d'être approché par les gouvernements occidentaux pour tenter d'influer sur le comportement des musulmans. Sa philosophie et son enseignement sont exposés dans son best-seller, Le Licite et l’Illicite en Islam, publié en 1960 et traduit dans des dizaines de langue. Il y apporte un éclairage sur l'attitude à avoir vis-à-vis de la musique, du mariage, de la finance, de la sexualité et du sport. Contrairement aux adeptes du puritanisme musulman, il est lui même adepte des musiques d'Oum Kalthoum, la diva égyptienne de son temps. «Le Prophète a dit que Dieu est beau et aime la beauté», dira-t-il.
Les condamnations de l'Occident
Ses instructions seront encore plus popularisées avec l'émission phare d'Al Jazeera «La Charia et la Vie» lancée dans les années 1990. Il devient alors véritablement la caution moderne de l'émirat du Qatar auprès des interlocuteurs occidentaux. Il condamne les attentats du 11 septembre 2001 perpétrés par Al-Qaida qui «déshonorent l’islam». Par ailleurs, il critique la destruction par les Taliban des antiques statues de bouddhas de Bamiyan en Afghanistan. En 2004, le gouvernement français le sollicite pour apaiser les tensions communautaires suite à l'adoption de la loi interdisant le port du voile à l'école. La même année, il condamne l’enlèvement en Irak des journalistes français Georges Malbrunot et Christian Chesnot.
En cas de conflit au sein du couple, le mari peut battre «gentiment» son épouse, en «prenant soin d’éviter le visage», prescrit-il.
Mais ce modernisme ne serait qu'un trompe-l'œil pour certains gouvernements occidentaux et même arabes. Dès 1999, il est interdit d'entrée sur le territoire des Etats-Unis pour ses prêches rigoristes. Il peine en effet à se détacher de visions jugées rétrogrades de l'Islam. Ainsi était-il réticent à condamner l’excision, très pratiquée en Egypte. En cas de conflit au sein du couple, le mari peut battre «gentiment» son épouse, en «prenant soin d’éviter le visage», prescrit-il dans Le Licite et l’Illicite en Islam.
En Occident, il est notamment critiqué pour avoir légitimé les attentats suicides en Israël. En janvier 2009, il déclarait sur Al-Jazeera : «Tout au long de l'histoire, Allah a imposé [aux Juifs] des gens qui les puniraient pour leur corruption. Le dernier châtiment a été exécuté par [Adolf] Hitler. Au moyen de toutes les choses qu'il leur a fait – même s'ils ont exagéré ce problème – il a réussi à les remettre à leur place. C'était une punition divine pour eux... Si Allah le veut, la prochaine fois sera entre les mains des croyants».
En 2008, le Royaume-Uni interdit au télévangéliste musulman de se rendre sur son territoire. En 2012, c'est au tour de la France. Dans un climat délétère, au lendemain des attentats de Toulouse perpétré par Mohamed Merah, Nicolas Sarkozy interdit au prédicateur égyptien de se rendre dans l'Hexagone. Youssef al-Qaradawi était invité à assister à la 29e Rencontre annuelle des musulmans de France, qui devait se tenir dans la banlieue parisienne du Bourget. Mais ses préceptes restent très suivis et repris en Europe notamment par le fameux Tariq Ramadan.
Son influence dans les «révolutions arabes»
Malgré son âge avancé, le prédicateur musulman va jouer un rôle central dans les soulèvements baptisés «printemps arabes» par les occidentaux. Dès la chute de Moubarak en février 2011, il retourne dans son pays natal pour participer aux prêches du vendredi soir sur la place Tahrir du Caire. Mais cet activisme politique sera de courte durée en Egypte. Le président égyptien Mohammed Morsi, proche de la confrérie des Frères musulmans, sera déchu par un coup d'Etat militaire en 2013. La lutte interne contre l'organisation frériste reprend de plus belle sous l'autorité du maréchal Al-Sissi. En effet, Youssef al-Qaradawi fait l’objet d’un avis de recherche délivré par Interpol – par la suite annulé par l’organisation policière internationale car jugé à caractère politique – et en 2018, il est condamné par contumace à la prison à vie par un tribunal militaire égyptien.
«Ceux qui agissent aux côtés du pouvoir [syrien], il est permis de tous les tuer», répondait-il en décembre 2012.
Qu'à ce la ne tienne : durant cette décennie 2010, al-Qaradawi n'a pas ménagé ses efforts. Après avoir édicté une fatwa pour assassiner le président libyen Mouammar Kadhafi en 2011, le prédicateur égyptien s'en prend fermement aux chiites et alliés du gouvernement syrien. En effet, il prend fait et cause pour les rebelles et les islamistes de tout bord afin d'imposer un changement de régime dans plusieurs pays. Il exhorte ainsi «tout musulman ayant reçu un entraînement militaire à se rendre disponible» pour combattre aux côtés des rebelles syriens. «Ceux qui agissent aux côtés du pouvoir, il est permis de tous les tuer», répondait-il en décembre 2012 à un téléspectateur lui demandant s’il était licite de prendre pour cible les partisans du gouvernement syrien, et notamment les oulémas (théologiens).
Et quant au Hezbollah chiite, celui-ci se voit qualifié en 2013 de «parti de satan qui vient lutter contre les sunnites». «Maintenant, nous savons que les Iraniens veulent poursuivre les massacres pour tuer les sunnites», accusait-il ainsi.
Pourtant en 1988, lors de son voyage en Iran, al-Qaradawi avait loué les bienfaits de la révolution iranienne, se disant partisan d'un dialogue entre les deux branches de l'Islam. Et en 2006, lors de la guerre entre le mouvement chiite libanais et Israël, il apportait son soutien sans faille aux combattants chiites. Mais en 2013, se rendant à Gaza, Youssef Qaradawi sommait le mouvement islamiste du Hamas à prendre ses distances avec Téhéran et le Hezbollah.
Après l'échec des soulèvements en Syrie, en Egypte et en Libye, il retourne à ses livres, et continue de publier sur la pensée et philosophie musulmanes. Il aura publié au total 120 ouvrages, ce qui ne l'empêchera pas d'être qualifié «d'ouléma de cour» par ses détracteurs. En prenant le parti du Qatar, il sera même interdit de territoire en 2017 par l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn. Il sera accusé de diviser plus que d'unir l'oumma musulmane. Le repositionnement géopolitique du Qatar en 2021 en faveur de l'Etat hébreu changera la donne. Le prédicateur égyptien se fera de plus en plus discret.
Troisième personnalité la plus influente au monde ?
Véritable synthèse politique des Frères musulmans, dont le discours teinté de modernisme cache mal une proximité avec les djihadistes, le télévangéliste sunnite Youssef al-Qaradawi aura marqué des générations de fidèles. Au point d'ailleurs d'avoir été reconnu en 2008 comme la troisième personnalité la plus influente du monde par les magazines américains Foreign Policy et Prospect.