Au Centre spatial Kennedy en Floride, le décollage du vaisseau Orion à bord de la fusée américaine SLS a été annulé pour la deuxième fois le 3 septembre, après un premier report le 29 août en raison d’une fuite d’hydrogène et d’un problème de refroidissement. De tels ajournements pourraient-ils remettre en cause le retour de l'homme sur la Lune que la NASA entend signer à horizon 2025 ? Pas le moins du monde à en croire Jean-Loup Chrétien, premier astronaute français à être allé dans l'espace, qui confiait récemment à France Bleu : «La Nasa aurait peut-être dû insister en disant "ça ne va peut-être pas partir du premier coup".»
Quand il aura finalement lieu, ce lancement, qui correspond à la première mission du programme Artemis (ainsi baptisé en référence à une déesse grecque associée à la Lune), signera le coup d’envoi explosif d’une nouvelle compétition autour du satellite naturel de la Terre qui, ces dernières années, a fait l’objet d’un regain d’attractivité sans précédent.
Du retour de l'homme sur l'astre lunaire à la potentielle exploitation de ses ressources naturelles, les projets foisonnent.
La NASA maintient son cap vers la Lune
Alors que le lanceur super-lourd SLS devrait parvenir, à partir de la mi-octobre selon certaines projections, à arracher du sol terrestre le vaisseau spatial Orion – nom qui fait référence à la constellation d'étoiles la plus connue et la plus facilement identifiable depuis la Terre –, la mission Artemis I ne fera que commencer.
Sans équipage pour cette première expédition, le vaisseau américain, dont le module de service a été construit par l’Agence spatiale européenne, devra orbiter autour de la Lune pour une durée deux fois supérieure à celle prévue à sa conception, et, au terme d'un voyage de 42 jours, il devrait effectuer son retour sur Terre. Ce retour constitue un des points critiques de la mission puisqu'il permettra, entre autres, de tester la résistance de ses boucliers thermiques pendant sa rentrée atmosphérique.
Prévue pour mai 2024 au plus tôt, la mission Artemis II constituera le premier vol habité du programme. Il s'agira cette fois d'envoyer en orbite lunaire un équipage de quatre personnes, au cours d'une expédition de dix jours.
Puis suivra Artemis III, mission destinée à faire alunir quatre astronautes sur le pôle sud de la Lune. Techniquement, l'équipage décollera de la Terre à bord du vaisseau Orion qui, une fois en orbite lunaire, devra s'amarrer à un autre vaisseau conçu pour se poser et redécoller de la surface de la Lune : le Starship HLS (acronyme anglais pour Système d'atterrissage humain). Pour sa construction, l'entreprise américaine SpaceX a décroché en avril 2021 un contrat de 2,9 milliards de dollars, face à sa concurrente Blue Origin (un épisode à la suite duquel la société de Jeff Bezos a tenté – en vain – de contester la victoire de l'entreprise d'Elon Musk devant la justice).
Après six jours et demi d'exploration sur la Lune, l'équipage devrait redécoller avec le Starship qui, une fois en orbite lunaire, s'amarrera de nouveau à Orion, à bord duquel s'effectuera alors le retour sur Terre.
S'il intègre la participation active de plusieurs structures à travers le monde, le programme Artemis n'en demeure pas moins piloté par l'agence spatiale américaine qui, fin 2021, estimait, de façon non exhaustive, son budget à 93 milliards de dollars pour parvenir à l'objectif du retour de l'homme sur la Lune à l'horizon 2025.
Ce budget est en partie justifié par la volonté de l'administration américaine de maintenir son leadership dans l'exploration de l'espace, notamment face à l'ascension chinoise dans le domaine. A l'instar d'autres puissances du secteur, les Etats-Unis envisagent en effet l'exploration lunaire comme un tremplin vers des objectifs spatiaux plus ambitieux, comme par exemple l'établissement d'un avant-poste visant à faciliter la conquête de Mars.
Vers des installations permanentes autour de la Lune
Après la réalisation des trois premières missions Artemis, la NASA prévoit une continuité du programme avec des expéditions répétées autour et à la surface de la Lune. La presse spécialisée rapporte qu'a déjà été entamée la construction de composants en vue d'établir l'assemblage en orbite lunaire d'une station spatiale baptisée Gateway («passerelle»), au plus tôt dès 2026.
L'été dernier, le patron de l'agence spatiale américaine Bill Nelson commentait à ce sujet sur les réseaux sociaux : «Les investissements dans Gateway [...] aideront à développer et à tester davantage la technologie et la science pour un voyage humain sur Mars.»
L'idée de bâtir une station lunaire est également au programme des agences spatiales chinoise et russe qui, en mars 2021, ont révélé leurs ambitions communes autour de l'«ILRS», acronyme anglophone pour désigner leur projet conjoint de «station scientifique lunaire internationale». Les deux pays ont ainsi invité leurs partenaires afin de prendre part à l'aventure «en adhérant aux principes d'égalité, d'ouverture et d'intégrité».
Chine et Russie soulignent que l'ILRS est destinée à «l'exploration et à l'utilisation pacifiques de la Lune dans l'intérêt de l'humanité tout entière». Bien que peu d'éléments tangibles sur l'avancée du projet aient pour l'heure été révélés, le projet sino-russe devrait prendre forme au fil de trois phases successives – «reconnaissance, construction, utilisation» –, dont la première a déjà commencé à travers certaines missions menées respectivement par les deux puissances spatiales.
Pour rappel, alors que la Chine est devenue en 2019 le premier pays à réaliser un alunissage sur la face cachée du satellite naturel de la Terre, elle a accompli fin 2020 un autre exploit en parvenant à ramener ses premiers échantillons lunaires. Pékin entend désormais mettre en place une constellation de satellites autour de la Lune afin de fournir des services de communication et de navigation pour les futures opérations à sa surface. Selon une déclaration du directeur adjoint de l'Administration spatiale nationale de Chine (CNSA) remontant au moins d'avril, le premier lancement de cette constellation pourrait avoir lieu en 2023 ou 2024.
De son côté, bien que forte des prouesses soviétiques réalisées autour de la Lune pendant la guerre froide, la Russie accuse pour l'heure un retard conséquent pour sa mission Luna-25, avec laquelle elle entend réussir un alunissage en douceur et tester plusieurs technologies envisagées pour ses futures missions Luna-26 et 27.
Au mois de juillet, l'agence de presse Tass rapportait que le lancement de Luna-25 serait «très probablement repoussé à 2023 au plus tôt».
Elle aussi dans la course, l'Inde prévoit d'envoyer sur la Lune au cours du premier semestre 2023 une astromobile avec laquelle l'agence spatiale nationale, l'ISRO, entend devenir le quatrième pays à arpenter le sol de notre satellite. Baptisée Chandrayaan-3, la mission est censée réussir là où Chandrayaan-2 avait échoué à l'été 2019, quand les équipes au sol avaient perdu contact avec la sonde, à quelques centaines de mètres seulement de l'arrivée. A noter qu'en 2019 également, Israël avait de son côté tenté un alunissage avec sa sonde Beresheet («Au commencement de»), qui s'était finalement soldé par un échec, l'engin ayant percuté trop violemment le sol au moment de sa pose.
Une fois n'est pas coutume, la France n'est pas en reste : le CNES, en partenariat avec deux autres entités, s'est félicité en juin 2021 d'avoir créé «le premier incubateur de startups au monde, dédié 100% à la Lune» dans le but notamment de «travailler sur la Lune [et] de pouvoir s’y installer durablement».
Exploitation des ressources lunaires : vers un Far West 2.0 ?
Ainsi que le résume un article publié en mars 2021 sur le site de l'Ecole de guerre économique (EGE), le regain d'attractivité autour de la Lune pourrait en partie s'expliquer par l'existence de ressources énergétiques potentiellement exploitables par l'homme.
En l'état actuel de nos connaissances, il existerait trois grandes catégories de ressources sur la Lune : la glace d’eau (qui serait en quantité abondante dans le sous-sol du pôle sud lunaire, à -233°C), des métaux précieux de type «terres rares» (à ce jour utilisés dans de nombreuses applications industrielles, notamment l'électronique, l'énergie propre, l'aérospatial, l'automobile et la défense) et l’hélium-3.
Ce dernier est un élément chimique qu'il est très difficile d'extraire en quantité sur Terre alors que, selon certaines projections, le sol lunaire pourrait en recouvrir plus de 100 000 tonnes. «Une manne lorsqu’on imagine que seules 25 tonnes d’hélium-3 suffiraient pour fournir toute l’énergie consommée pendant un an par les Etats-Unis», peut-on lire sur le site de l'EGE.
Actuellement utilisé dans le secteur médical afin de réaliser des IRM, l’hélium-3 est un gaz léger non radioactif qui pourrait un jour servir à produire de l'énergie par fusion. Toutefois, toujours selon l'EGE, «si la fusion nucléaire – la source d’énergie des étoiles – est la promesse d’une électricité décarbonée abondante et bon marché sans l’inconvénient des déchets de longue vie de la fission nucléaire, elle demande pour l’heure plus d’énergie qu’elle n’en produit». Qu'à cela ne tienne, les agences spatiales américaine, chinoise ou encore européenne semblent particulièrement intéressées par la potentielle future exploitation de l'isotope en question...
«Les hommes sont en train de poser les jalons d'une appropriation de l'espace»
Par ailleurs, simultanément à ces multiples projections, certains ont l'intention d'installer sur la Lune, d'ici la fin de la décennie, une centrale nucléaire qui pourrait servir à la production d'énergie sur place, tant pour y ravitailler des fusées que pour l'approvisionnement en électricité de futures bases humaines. Cet été, l'agence spatiale américaine a ainsi annoncé à cet effet le déblocage de trois contrats de 5 millions de dollars chacun.
Quoi qu'il en soit, si la compétition actuelle autour de la Lune est à l'origine de coopérations, elle comporte également son lot de tensions à l'échelle internationale. Illustrant ce double phénomène, les accords Artemis constituent une série de principes et de règles édictés par les Etats-Unis pour l'exploration et l'exploitation des astres, parmi lesquels figure la Lune. Alors qu'ils comptent pour l'heure 21 signataires (dont désormais la France), ils n'incluent ni la Chine, ni la Russie, l'ancien patron de l'agence spatiale russe ayant par exemple estimé que les perspectives de ces accords étaient «trop americano-centrées».
«Les hommes sont en train de poser les jalons d'une appropriation de l'espace. Ce sont les Etats-Unis qui ont tiré les premiers : en 2015, le président Obama a ainsi signé l'US Commercial Space Launch Competitiveness Act […] Les Américains ne remettent pas frontalement en cause les acquis du droit international instituant le principe de non-propriété des corps célestes ; ils revendiquent en revanche un droit d'appropriation des richesses qui s'y trouvent», écrivait au sujet des perspectives d'exploitation extraterrestre le journaliste Guillaume Pitron dans son ouvrage La Guerre des métaux rares, paru en 2019 aux éditions Les Liens qui libèrent.
En tout état de cause, l'enthousiasme grandissant autour de l'astre lunaire est palpable dans le secteur privé, à l'image du contrat décroché en 2021 par SpaceX pour la conception du Starship HLS dans le cadre du programme Artemis, ou encore de la signature par la NASA, la même année, d'un chèque symbolique adressé à l'entreprise Lunar Outpost pour marquer le début de la commercialisation de matériaux collectés sur place. En témoignent également les multiples appels d'offres qui fleurissent dans le secteur spatial, d'un côté du globe comme de l'autre.
Fabien Rives