A quelques mois d'une campagne présidentielle qui se profile déjà à travers les premiers sondages de l'opinion publique, qui songe encore aux Gilets jaunes gravement blessés lors des opérations de maintien de l'ordre qui se sont déroulées à Paris et dans toute la France pendant des mois ?
Si certains dossiers très médiatisés de manifestants marqués à vie trouvent actuellement des issues (pas toujours favorables aux plaignants) du fait de la longueur du temps judiciaire, d'autres affaires semblent avoir été oubliées... Dès lors la question se pose pour ces personnes qui doivent vivre avec une blessure grave à vie : ont-ils subi ces dommages corporels pour rien ?
RT France est parti à la rencontre de trois manifestants qui ont vu leurs vies lourdement bouleversées par des blessures graves dues aux armes du maintien de l'ordre, alors qu'ils manifestaient pacifiquement. Nous avons également interrogé l'avocat David Libeskind qui soutient le mouvement et appelle à une réforme en profondeur de l'IGPN.
Valérie
«Le matin, ça me lance et je boîte. Le soir, après une grosse journée de travail à la maison de retraite, je suis totalement essorée. Je n'ai plus le droit de faire du sport et le médecin m'a dit que j'aurai mal toute ma vie» : Valérie Guillonneau n'a que 41 ans, mais un an après avoir été gravement blessée à la jambe par un bouchon de grenade GM2L, qui lui a traversé le mollet lors d'une manifestation de Gilets jaunes contre la réforme des retraites le 11 janvier 2020 à Nantes (Loire-Atlantique), sa vie a changé.
Elle a seulement reçu un courrier du tribunal judiciaire de Nantes clôturant son affaire le 15 janvier 2021, presque un an après la blessure, jour pour jour : «Avis de classement à victime [...] les faits dénoncés dans votre plainte devant les gendarmes ne peuvent recevoir aucune suite pénale. Il est impossible d'identifier le CRS ou le gendarme mobile à l'origine du tir de la grenade lacrymogène dont un débris vous a blessé au mollet.»
Manu
«Le pire c'est que j'étais un bon vivant et j'ai perdu une partie de ma joie de vivre» : Manu Coisne a perdu un œil lors de la manifestation des Gilets jaunes du 16 novembre 2019 à Paris, place d'Italie (XIIIe arrondissement) aux alentours de 14h lorsqu'une grenade lacrymogène MP7 tirée par un fonctionnaire de police avec un lance-grenade Cougar l'a frappé en plein visage. Les images choquantes de sa blessure ont très tôt été diffusées sur les réseaux sociaux car il s'est trouvé que le Gilet jaune était filmé à cet instant : il conversait avec un de ses camarades face caméra pour un live Facebook.
Aujourd'hui, il vit difficilement avec la blessure, perturbé par le souvenir de l'impact, par des cauchemars et une impossibilité de se voir dans un miroir. Même s'il travaille et continue de militer au sein des Gilets jaunes, la vie de Manu a été gravement perturbée.
L'IGPN a conclu récemment son enquête dans cette affaire qui a été transmise au parquet et devrait déboucher sur un procès dans l'année. Il a porté plainte contre le tireur, le préfet de police de Paris et l'Etat.
David
Après la perte de l'usage de son œil gauche, le chemin de la reconstruction est très long pour David Breidenstein, mais les séquelles les plus importantes avec lesquelles le manifestant a dû réapprendre à vivre sont peut-être d'ordre psychologique.
Alors que nous quittons son pavillon aux alentours de Troyes (Aube), David Breidenstein nous explique : «Au tribunal, quand le procès arrivera, j'aurais voulu avoir le policier bien en face pour nous expliquer d'homme à homme, mais là... Ils ont trouvé que c'était une femme en fait, une policière nationale. Le fait que ce soit une femme qui ait tiré, c'est peut-être encore plus dur.»
David manifestait le 16 mars 2019 aux abords du Fouquet's sur les Champs-Elysées alors que la célèbre brasserie parisienne était déjà en proie aux flammes, lorsqu'il a été atteint en pleine tête par une balle de LBD 40 : «Je me suis dit que j'allais me mettre en sécurité dans la foule, justement et je ne voyais rien avec le gaz lacrymogène. Je n'ai même pas crié quand j'ai perdu l'œil. Je me suis allongé par terre, je me suis accroché à une dame qui était là et j'ai juste demandé : "Pourquoi moi ?" Je n'ai même pas été visé intentionnellement je crois. Je me sentais surtout très en colère sur le moment.»
L'avocat : Maître David Libeskind
L'avocat parisien David Libeskind défend de nombreux clients qui ont perdu un œil après avoir été blessés par des armes du maintien de l'ordre. Il nous a reçus à son cabinet pour discuter de la notion de justice appliquée aux Gilets jaunes. Il déplore le manque d'indépendance de l'IGPN et appelle à une réforme profonde de ce corps d'inspection placé sous l'autorité du directeur général de la police nationale... Il plaide également pour des excuses publiques de la part de l'Etat pour avoir «failli à sa mission de maintien de l'ordre public».
Dans ses rapports d'activité publiés en 2019 et 2020 qui couvrent les périodes écoulées de l'année précédente (respectivement 2018 et 2019), l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) a souligné un fort accroissement des saisines, notamment en raison des manifestations de Gilets jaunes.
«Sur environ 400 plaintes déposée à l'inspection générale de la police nationale concernant des Gilets jaunes, toutes ont désormais été transmises au parquet, mais beaucoup ont été classées. On a souvent expliqué aux plaignants que le tireur [d'une balle de défense ou d'une grenade] n'avait pas été identifié ou que les caméras de surveillance ne fonctionnaient pas à ce moment-là», déplore David Libeskind qui nous reçoit dans son cabinet parisien le 19 mars.
David Libeskind s'insurge : «Ces personnes sont des victimes qui n'étaient nullement mises en cause au plan pénal, elles manifestaient calmement lorsqu'elles ont été blessées. Et quand vous leur parlez, bien souvent, elles n'ont pas de haine à l'égard des policiers, en revanche, elles en veulent beaucoup aux donneurs d'ordres et à l'exécutif. Il n'y a pas eu un mot d'excuse publique de la part des préfets de police, ni des ministres pour ces victimes, alors que l'Etat a failli dans sa mission de maintien de l'ordre public.»
Antoine Boitel et Fabien Rives