Alors que nous quittons son pavillon aux alentours de Troyes (Aube), David Breidenstein nous explique : «Au tribunal, quand le procès arrivera, j'aurais voulu avoir le policier bien en face pour nous expliquer d'homme à homme, mais là... ils ont trouvé que c'était une femme en fait, une policière nationale.»
David manifestait le 16 mars 2019 aux abords du Fouquet's sur les Champs-Elysées alors que la célèbre brasserie parisienne était déjà en proie aux flammes, lorsqu'il a été atteint en pleine tête par une balle de LBD 40 : «Je me suis dit que j'allais me mettre en sécurité dans la foule, justement et je ne voyais rien avec le gaz lacrymogène. Je n'ai même pas crié quand j'ai perdu l'œil. Je me suis allongé par terre, je me suis accroché à une dame qui était là et j'ai juste demandé : "Pourquoi moi ?" Je n'ai même pas été visé intentionnellement je crois. Je me sentais surtout très en colère sur le moment.»
David a ensuite appelé sa femme : «Je l'ai eue au téléphone, je lui ai dit "bon, ne t'inquiète pas, ça va, mais j'ai pris un LBD dans l'œil", elle m'a répondu "tu es sérieux, là ?" Elle n'a jamais pleuré devant moi, ma femme. Mais j'ai su ensuite qu'elle avait beaucoup pleuré en mon absence, ça m'a fait mal.»
Comme Manu Coisne, que nous avons rencontré à Valenciennes (Nord), David a également porté plainte contre le préfet de police de l'époque, Michel Delpuech (qui sera d'ailleurs désavoué ensuite cette opération de maintien de l'ordre), et il attaque également l'opératrice de l'arme qui l'a éborgné.
Le Gilet jaune vit avec beaucoup de rage en lui qu'il essaie de juguler avec la psychothérapie, l'amour des siens et les compagnons de la famille : un énorme chien Cane Corso nommé Loki, deux chihuahuas et des chats.
Comme tous les manifestants gravement touchés, David Breidenstein a peiné à reprendre son activité professionnelle après le choc et il se félicite simplement d'avoir pu compter sur le CDI dans l'industrie aéronautique qu'il occupait déjà avant sa blessure. Après un an d'arrêt, il a dû réapprendre à se servir des machines de découpe de pièces avec un seul œil et une confiance en soi altérée.
Les pensées récurrentes semblent toujours s'agiter sous la surface de ce nounours au rire amer : il avoue que se souvenir chaque jour de sa fille en pleurs sur le perron de leur maison quand il est revenu blessé pour la première fois le prive de sommeil. Il n'en a qu'une heure par nuit, puis il se réveille dans de grands sursauts.
Les 70 kilomètres de distance qu'il parcourt quotidiennement seul dans son véhicule sont pénibles. Il pense au suicide, il rumine : «Sur le plan perso, ça va très mal pour moi. Cela fait deux ans que je ne vis pas, en fait. Je suis bien suivi par un psy qu'une Gilet jaune blessée m'a conseillé, mais j'ai envie de me foutre en l'air tous les jours. J'ai trop de colère en moi. J'ai même la haine des forces de l'ordre, franchement. Je m'enferme dans ma bulle... Au début, je ne parlais plus à personne, même pas à ma femme. Au travail, il y a cette gêne aussi, les collègues n'osent pas me parler de la blessure.»
Dans le grand salon traversant de sa maison, on imagine que la lumière pourrait entrer par les baies vitrées, mais les persiennes sont tirées, une habitude gardée de la photophobie qu'il a ressentie après avoir perdu l'usage de son œil.
J'aimais ce pays, mais maintenant, je ne ressens plus que du dégoût pour la France
Deux ans à attendre justice
Alors David Breidenstein attend la justice, depuis deux ans déjà : «Au bout de six mois, ils m'ont reçu à l'IGPN [Inspection générale de la police nationale] et ils ont essayé de me faire dire que c'était pas un tir de LBD. Ils n'ont jamais trouvé le tireur d'ailleurs, c'est le procureur qui m'a convoqué plus tard pour relancer l'enquête et c'est son service qui a trouvé le tireur en quelques semaines, ou plutôt, la tireuse... Comme quoi, quand on cherche, on trouve.»
Le plaignant n'a pas gardé une bonne opinion de son échange avec l'inspection générale : «Comment des policiers pourraient-ils enquêter sur d'autres policiers de toute façon ? Il y a quelque chose qui ne marche pas là-dedans.»
Comparant son affaire à celle de Lola Villabriga (19 ans) qui avait subi une triple fracture de la mâchoire causée par un tir de LBD 40 lors d'un rassemblement en marge de la préparation du G7 de Biarritz, le 18 décembre 2018, David fulmine et explique ses attentes : «Au tribunal à Bayonne, le policier s'est confondu en excuses et il a pris quoi ? 1 500 euros d'amende ? Si c'est ça la condamnation dans mon affaire, je ne vais pas l'accepter du tout, je n'aurai pas le sentiment que la justice sera passée.»
Le rapport que le manifestant blessé entretient avec son propre pays a profondément changé : «J'aimais ce pays, mais maintenant, je ne ressens plus que du dégoût pour la France. Je voudrais bien partir, c'est ce que je conseille à ma fille de faire d'ailleurs.» Sur le monde politique et ses figures tutélaires, David ressent le même rejet : «Ce gouvernement... ils planent totalement, ils vivent sur une autre planète, ces gens. Et quand on voit les condamnations des anciens responsables politiques ou les suspicions pour ceux en exercice, on se dit qu'ils sont effectivement déconnectés de nos réalités. Mon message pour eux, ce serait simple : "Donnez-nous le RIC et cassez-vous, point barre."»
Antoine Boitel
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