Les violences vont crescendo en Nouvelle-Calédonie depuis l'annonce le 7 décembre par le groupe brésilien Vale de la vente de son usine de nickel et de cobalt. Un climat quasi-insurrectionnel s'est en effet installé en plusieurs points de l'archipel français, avec des incendies de voitures et d'une station service, des barrages routiers, des violences urbaines et des destructions d'équipements publics menées par des militants du collectif «usine du sud : usine pays».
Et le 10 décembre, les blocages et les barrages en cours depuis le 7 décembre se sont poursuivis au-delà du seul site industriel. Au Mont-Dore, en périphérie de la capitale Nouméa, des affrontements ont opposé forces de l'ordre et manifestants et une station-service a été incendiée.
Les forces de l'ordre ont dû faire usage des armes pour repousser deux pick-ups qui fonçaient sur les gendarmes
Au niveau des villages de Bourail et de La Foa, la route principale de l'île est bloquée par intermittence. Le parquet de Nouméa a indiqué que cinq des 49 personnes interpellées lors des violences du 7 décembre avaient été incarcérées dans l'attente de leur procès en comparution immédiate.
Dans ce contexte d'escalade, le haut-commissaire Laurent Prévost, représentant de l'Etat français, a pris un arrêté pour interdire le port et le transport des armes à feu et armes blanches et le gouvernement calédonien a annoncé la suspension de tous les vols internationaux de passagers, déjà peu nombreux compte tenu de l'épidémie de coronavirus. Plusieurs communes ont par ailleurs décidé de fermer les écoles.
Une usine qui cristallise les tensions liée à la lutte indépendantiste
L'exploitation du nickel, indispensable à la fabrication d'acier inoxydable, est le poumon économique de la Nouvelle-Calédonie, qui détient 25% des ressources mondiales. Cependant, concurrencées par des pays producteurs à bas coûts (Chine, Indonésie, Philippines) et confrontées à une chute des cours du nickel, les trois usines de l'île ne sont plus compétitives.
Adossée au riche gisement de Goro dans le sud de la Grande Terre (la principale île de l'archipel), l'usine Vale est elle déficitaire et a été vendue à un consortium calédonien et international, incluant le négociant suisse en matières premières Trafigura. Les indépendantistes soutenaient une offre de rachat concurrente – écartée par Vale – associant intérêts publics calédoniens et le coréen Korea Zinc, avant que celui-ci n'annonce le 7 décembre son retrait de la course.
Le collectif «usine du sud : usine pays» et l'Instance coutumière autochtone de négociations (ICAN) soutenus par les indépendantistes du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) sont totalement opposés à ce projet, qui consacre selon eux «la mainmise des multinationales sur les richesses du pays», et le FLNKS et ses alliés ont accusé l'Etat français d'avoir fait «de l'activisme diplomatique» pour que le groupe coréen se retire de cette affaire sensible. Des accusations «très graves». selon le ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu, qui a assuré que «jamais la France n'a fait pression». «Au contraire [elle] a demandé à un pays ami, la Corée du sud, de nous mettre en contact avec Korea Zinc. Korea Zinc n'a jamais donné suite», s'est-il justifié.
Le 10 décembre, les tensions étaient telles que le site industriel de Vale – classé Seveso (c’est-à-dire présentant des risques d'accidents majeurs) – a dû être mis sous protection de la gendarmerie et environ 300 salariés de l'usine ont été évacués «par précaution» en raison de «plusieurs tentatives d’intrusion» violentes, tandis que l'usine hydrométallurgique et l'usine d'acide ont été arrêtées, selon la chaîne Nouvelle-Calédonie La Première.
«Les forces de l'ordre ont dû faire usage des armes pour repousser deux pick-ups qui fonçaient sur les gendarmes. Des dégradations ont été une nouvelle fois commises et un bâtiment administratif incendié», a indiqué le haut-commissariat de la République. Aucun blessé n'est à déplorer.
Le monde politique inquiet face à la détermination du FLNKS
A Paris, le gouvernement suit la situation d'un œil inquiet. Interrogé à l'Assemblée nationale par le président de l'UDI et député Jean-Christophe Lagarde – au nom des deux députés de Nouvelle-Calédonie, Philippe Dunoyer et Philippe Gomes – sur les tensions grandissantes autour de la reprise de l'usine de nickel, le Premier ministre Jean Castex a condamné fermement «les troubles récents qui ont éclaté, qui ont conduit à des blessures de plusieurs gendarmes» tout en soulignant que «la priorité absolue» de l'Etat était de «sauvegarder les 3 000 emplois» de ce site stratégique, comme le rapporte Le Figaro.
Le ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu, qui a réuni dans la matinée du 11 décembre les acteurs locaux lors d'une visioconférence boycottée par le FLNKS, a fait savoir «être à disposition pour discuter», tout en affirmant que «si les responsables du FLNKS veulent venir jusqu’à Paris pour [le] rencontrer et pour organiser le tour de table», il les accueillerait.
«J’attends tout le monde, rue Oudinot [où se situe le ministère des Outre-mer] à Paris, pour engager le dialogue qui s’impose», a-t-il poursuivi, précisant que «personne n'a à gagner aux violences» et que «les 3 000 salariés [en comptant l'usine et les sous-traitants] ne peuvent pas être la variable d'ajustement».
Avant cette réunion, le ministre avait sur Twitter appelé chacun «au calme» et «condamné fermement les tentatives violentes d’intrusion» dans l’usine.
Dans un communiqué, le président du Sénat Gérard Larcher (LR) a déploré «cette montée des tensions [qui] est la négation du processus de dialogue politique [prévalant] depuis les accords de Matignon et de Nouméa». Il a appelé à ce que les enjeux liés à la filière nickel, «essentiels pour l’économie calédonienne», ne fassent pas «passer au second plan la poursuite de ce dialogue».
Laurent Prévost, haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie, a lui aussi «condamné fermement ces actes irresponsables», à l'instar de Sonia Backés (LR), présidente de la province Sud de l'Archipel, qui a dénoncé des «manœuvres inconscientes».
«Chacun doit privilégier la voie du dialogue et de la recherche d'un consensus plutôt que de laisser les fantômes des "événements" [les violences ayant eu lieu dans les années 80] nous rattraper», a quant à lui demandé le député de Nouvelle-Calédonie Philippe Dunoyer (UDI). Les indépendantistes du FLNKS se disent eux, «de plus en plus déterminés», selon Victor Tutugoro, porte-parole du bureau politique du FLNKS. Celui-ci met en cause «l'implication douteuse de l’Etat», qui intervient dans le projet par le biais d'aides financières.
Les Loyalistes appellent à manifester «pacifiquement»
La coalition Les Loyalistes a appelé à manifester «pacifiquement» le 12 décembre à Nouméa, avec pour but de «démontrer [qu'ils veulent] retrouver [leurs] libertés». Le parcours de la manifestation prévoit un passage devant les grilles du Haut-commissariat de la République. Sonia Backès a déclaré sur Facebook qu'elle irait marcher «par solidarité avec les salariés de VALE, par solidarité avec ceux qui sont encore bloqués ou qui l’ont été, par solidarité avec ces chefs d’entreprises qui voient partir en fumée le fruit du travail de toute une vie, par solidarité avec tous ceux qui souffrent de ces privations de liberté, de ces menaces, de ces violence, par solidarité pour les forces de l’ordre».
Philippe Blaise, un des dirigeants des Loyalistes et vice-président de la province Sud, a déclaré à la presse qu’il fallait «mettre un terme à la situation actuelle, revenir au dialogue. Des actes qu'on peut qualifier de terroristes se sont déroulés à l'usine du sud [le 10 décembre].»
Thierry Santa, président du gouvernement calédonien et du Rassemblement-LR, a lui déclaré avoir le sentiment «que les Calédoniens de tous bords vivent aujourd'hui dans la peur». «Il faut que collectivement nous montrions notre volonté d'en sortir», a-t-il précisé.
Le 8 décembre dans la soirée, entre 500 et 1 000 personnes s'étaient déjà réunies à l'appel de l'ancien maire de centre-droit de Païta Harold Martin pour dénoncer l'inaction de l'Etat, mettre en place des contre-barrages et inviter «les citoyens à se défendre». Le 11 décembre au matin, la circulation sur plusieurs axes routiers était encore perturbée par des barrages et des contre-barrages d'habitants exaspérés.
Cette crise survient alors que le processus de transfert de certaines compétences de la France vers la Nouvelle-Calédonie prévu par l'accord de Nouméa de 1998 arrive à son terme. Le 4 octobre 2020, un deuxième référendum sur l'indépendance a été remporté par les non-indépendantistes (53,3%). Un troisième doit avoir lieu avant 2022.