Deux options étaient envisagées par Paris pour traiter du sort des djihadistes français retenus par les Kurdes en Syrie : la judiciarisation sur le territoire national ou des procès en Irak... Mais à la faveur des nouveaux développements géostratégiques en Syrie, notamment l'offensive turque initiée le 9 octobre, il se pourrait qu'aucune des deux options ne soit désormais sur la table : les djihadistes s'échappent des camps, selon plusieurs analystes.
Le 14 octobre, plusieurs médias dont Var-Matin s'étaient fait l'écho de la possible évasion du djihadiste français Adrien Guihal d'un camp tenu par les forces kurdes, à la suite des bombardements turcs en Syrie. La correspondante du New York Times, Rukmini Callimachi, attribuait déjà la teneur de cette information au président du Centre de l'analyse du terrorisme, le Français Jean-Charles Brisard, dès le 11 octobre, dans un tweet où elle rappelait le parcours djihadiste d'Adrien Guihal, connu pour être la voix qui a revendiqué les attaques islamistes de Nice et Magnanville en 2016.
Cette évasion très symbolique, si elle était confirmée, pourrait n'être que l'arbre qui cache la forêt. Toujours selon Jean-Charles Brisard, évoquant une source officielle américaine le 23 octobre, «plus de 100 djihadistes de Daesh se sont échappés de prisons sous le contrôle des kurdes de Syrie depuis le début de l’offensive turque, sans compter l’évasion massive de femmes et d’enfants du camp d’Aïn Issa».
Après le déclenchement du conflit, au moins trois Françaises qui étaient retenues auraient été «récupérées» par des djihadistes de Daesh, selon des informations de proches transmises à leur avocate.
Quelques jours plus tôt le 16 octobre, un document émanant des autorités belges de l'antiterrorisme consulté par l'AFP faisait état de l'évasion de deux djihadistes belges dans le nord-est de la Syrie. Ces deux évadés faisaient partie d'un contingent de 58 Belges, hommes et femmes, issus des rangs djihadistes actuellement recensés en Syrie et en Irak.
Selon les informations de TV5 Monde, le 18 octobre, l'Europe redoute que plus de 12 000 djihadistes détenus par les Kurdes, dont 2 500 à 3 000 étrangers, ne s'évadent pour reconstruire le «califat» territorial de Daesh défait au mois de mars. TV5 précise qu'à Paris, «des responsables font état de 60 à 70 ressortissants français figurant parmi les prisonniers et considèrent que les femmes sont tout aussi radicalisées que les hommes.»
Le Drian assurait que l'offensive turque ne menaçait pas les camps kurdes
Lors d'une interview le 16 octobre à BFM TV, le chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, avait pourtant assuré que les camps sous contrôle kurde où étaient détenus des djihadistes dans le nord-est de la Syrie n'étaient pas menacés par l'offensive turque en cours avant le cessez-le-feu : «A ma connaissance, à l'heure actuelle, l'offensive turque et le positionnement des FDS [alliance kurdo-arabe] n'ont pas abouti à ce que ces camps-là, qui sont essentiellement dans l'est du nord-est syrien, soient menacés dans [leur] sûreté et sécurité indispensables.»
Il avait ensuite annoncé qu'il allait discuter avec les autorités irakiennes à Bagdad de la création d'un «dispositif» pour juger les djihadistes : «Il [faut] faire en sorte, avec les autorités irakiennes, que l'on puisse trouver les moyens d'avoir un dispositif judiciaire susceptible de juger l'ensemble de ces combattants, y compris a priori les combattants français.»
Jean-Yves Le Drian n'est pas le seul à s'être exprimé au sujet des revenants du djihad depuis 2018 : Nicole Belloubet, Florence Parly, Christophe Castaner, Edouard Philippe et Emmanuel Macron ont aussi multiplié les interventions à cet égard. Des déclarations qui ont parfois semblé dissonantes sur la suite à apporter à cette brûlante question. Les atermoiements oscillant entre un rapatriement, judiciarisation en France et une solution en Irak ont mené à une situation confuse du moins sur le plan de la communication.
Le Conseil d'Etat avait pour sa part rejeté le 23 avril, en appel, les requêtes d'épouses et d'enfants de djihadistes retenus dans des camps contrôlés par les Kurdes en Syrie. Ceux-ci réclamaient leur rapatriement en France mais le Conseil a jugé ne pas être compétent concernant une décision relevant de la diplomatie française.
Le 19 septembre, le ministre français des Affaires étrangères avait annoncé «être intraitable» sur le refus de la France de rapatrier les femmes et enfants de djihadistes français partis rejoindre les rangs de Daesh en zone irako-syrienne entre 2014 et 2019. Dans cette intervention, Jean-Yves Le Drian avait souligné que ces membres de Daesh étaient «allés combattre la France», soulignant qu'ils avaient «tué des Français en France à partir de leurs bases». En conséquence de quoi, ministre avait soutenu qu'il fallait «qu’ils soient jugés sur les lieux où ils ont commis leurs crimes».
Les appels du pied de l'antiterrorisme envers l'exécutif
Le 19 octobre, le coordonnateur du pôle antiterroriste du tribunal de Paris David De Pas a estimé que les tergiversations des autorités pour faire revenir les djihadistes français dans l'Hexagone constituaient un «risque de sécurité publique». Dans cette prise de parole inédite, le juge d'instruction mettait en garde dans un entretien à l'AFP contre «le risque de sécurité publique» que font courir en France les tergiversations des autorités sur le sort des djihadistes français détenus en Syrie : «La question du rapatriement est un enjeu de sécurité et de justice à long terme», a-t-il prévenu. Et de préciser : «L'instabilité géopolitique de la région et la porosité de ce qu'il reste des camps kurdes laissent redouter deux choses : d'une part des migrations incontrôlées des djihadistes vers l'Europe avec le risque d'attentat par des personnes très idéologisées, et d'autre part la reconstitution de groupes terroristes combattants particulièrement aguerris et déterminés dans la région.» David De Pas lançait donc un appel du pied à destination de l'Elysée : «Il faut une volonté politique de rapatriement.» Reste à savoir s'il n'est pas déjà trop tard.
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