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Un policier se suicide tous les quatre jours en France : à quand une réaction de Beauvau ?

Un policier se donne la mort tous les quatre jours en France. La crise devient de plus en plus palpable au sein des forces de l'ordre et 2019 promet de devenir une année noire si un sursaut n'a pas lieu au plus haut niveau de l'Etat.

Le constat revient comme un triste refrain dans les associations de police et les chiffres s'alourdissent à une vitesse si constante que les syndicats professionnels commencent à alerter eux aussi sur le phénomène : depuis le début de l'année 2019, un fonctionnaire de police s'est suicidé tous les quatre jours en moyenne. Cette violence sociale se poursuit dans une moindre mesure au sein des autres effectifs en uniforme (police municipale, service pénitentiaire, gendarmerie nationale, mission Vigipirate et police ferroviaire notamment), tant et si bien que «le compteur de la honte» tenu par la page Facebook «Citoyen Solidaire» affiche un total de 31 morts par suicide au sein des forces de l'ordre en 2019.

Ce même compteur s'était arrêté à 88 morts en 2018, année particulièrement noire pour la gendarmerie nationale qui avait perdu 33 effectifs par suicide au cours de l'année, rejoignant presque la police nationale qui affichait 36 à la fin du mois de décembre 2018.

Mais avec deux suicides dans la police nationale en seulement 24 heures au cours du week-end du 6 avril, «le ministère de l'Intérieur va être obligé de réagir», estime un policier du Collectif autonome des policiers d'Ile-de-France (CAP-IDF). Le porte-parole de l'Union des policiers nationaux indépendants (UPNI), Jean-Pierre Colombies, semble moins optimiste : «Christophe Castaner a refusé une audience à l'association des Femmes des forces de l'ordre en colère [FFOC] à ce sujet en novembre 2018, c'est assez évocateur et de toute façon, on se trouve dans un tel contexte de tension sociale qu'on imagine mal un travail de fond dans notre administration sclérosée. Pendant ce temps, dans les commissariats, il faut être clair, les fonctionnaires ne savent pas dans quelle mesure ils peuvent faire confiance à leur ministre. C'est le type d'idées qui nous remonte du terrain actuellement.»

Et ce policier en retraite de déplorer une inégalité de traitement : «Concernant les suicides de policiers, la situation est catastrophique. Un mort tous les quatre jours, c'est du jamais vu, pratiquement. Il est insupportable pour nous de voir ce phénomène expliqué par des "problèmes personnels". Quand le Directeur de l'ordre public et de la circulation [DOPC], Alain Gibelin est démissionné après un gros burn-out, on nous dit que c'est la charge de travail qui a provoqué sa maladie, mais quand c'est un flicard de la base, on nous dit que c'est le contexte personnel qui mène au suicide... Force est donc de constater que l'appréciation de la pression professionnelle est à géométrie variable en fonction des corps.»

L'épidémie de suicides au sein de la police nationale devient un problème récurrent que certains se plaisent parfois à comparer à celui du suicide chez les agriculteurs, profession également touchée de plein fouet par la détresse sociale. A cet égard, selon un rapport sénatorial rendu au mois de juin 2018, le taux de suicide dans la police est supérieur de 36% à celui observé dans la population générale. Chez les agriculteurs, ce même taux était supérieur de 20% à 30% à la moyenne de la population française, selon une étude publiée par l'agence Santé publique France en 2016. Une tendance similaire donc, mais avec une différence de taille dans le cas des policiers et des gendarmes : ils ont tous le même employeur, l'Etat ; et le même patron, Christophe Castaner.

Le gouvernement ne répond qu'avec des mesures ponctuelles, cosmétiques, sans analyse de fond

Les plans qui ont été lancés par le passé afin d'endiguer le problème, notamment en mai 2018 sous l'égide de Gérard Collomb, ne sont pas jugés assez solides par certains fonctionnaires de police qui mettent en avant le «mal-être quotidien» et le «contexte social qui est actuellement tendu dans de nombreuses catégories socioprofessionnelles», ainsi que l'explique Jean-Pierre Colombies. Ce dernier voit dans cette situation une forme de «mille-feuilles hystérique» au goût bien amer : «Le suicide n'est que la partie émergée de l'iceberg. On ne voit pas qu'il y a aussi une cohorte de fonctionnaires qui sont très mal dans leurs pompes et qui ont pourtant envie de bien faire leur métier... Face à cela, le gouvernement ne répond qu'avec des mesures ponctuelles, cosmétiques, sans analyse de fond.»

Et le porte-parole associatif de proposer une idée qu'il juge lui-même «utopique» : «Il faudrait repenser la relation entre police et société, ainsi que celle qu'entretient l'administration avec ses policiers. Parfois, cela fonctionne et des chefs de service formidables, j'en ai connus, mais il faut admettre que certains sont de véritables cancers, des gens très destructeurs qui font que le dialogue est souvent rompu entre les policiers et leur administration. Dans ces cas-là, quand la pression professionnelle s'ajoute aux problèmes personnels, certains craquent. c'est ce que nous avons montré dans notre film.»

Le CAP-IDF, au côté de l'UPNI depuis plusieurs années pour dénoncer le malaise et le silence autour du suicide dans la police, a réalisé un court-métrage diffusé au mois de mars qui invite le public à se mettre à la place d'un policier qui passe à l'acte. 

Le 12 mars, plusieurs associations de police, dont l'UPNI, avaient également organisé un rassemblement nocturne dans les rues de la capitale pour attirer l'attention sur cette cause. Malgré la présence de quelques médias, dont RT France, deux syndicats minoritaires (VIGI et France Police) et deux personnalités politiques (le sénateur François Grosdidier et le député Nicolas Dupont-Aignan), le gouvernement n'a pas réagi à cette nouvelle invitation au dialogue.

Le syndicat minoritaire Alternative Police-CFDT est récemment monté au créneau avec un communiqué : «Bien que les raisons du passage à l'acte restent multifactorielles, entre problèmes privés et situations professionnelles compliquées, il y a incontestablement une véritable souffrance des policiers confrontés quotidiennement à la misère sociale, à la pression hiérarchique et aux missions successives sans possibilité de repos régulier.» Et de déplorer que «les actes concrets restent bien timides pour endiguer le fléau des suicides.»

Certains appellent de leurs vœux depuis plusieurs années une réforme de fond ambitieuse tout en admettant qu'elle ne verra probablement pas le jour de si tôt, d'autres cherchent timidement à alerter sur ce phénomène inquiétant. Mais, en tout état de cause, un sursaut se fait attendre au plus haut niveau de l'Etat, tandis que la profession se détériore en silence. A tel point que le métier de policier ne suscite plus les vocations. Le rapport des sénateurs rendu en juillet 2018 sur l'état des forces de sécurité intérieures en France démontrait l'épuisement des effectifs avant même le début du mouvement des Gilets jaunes.

Philippe Capon, secrétaire général du syndicat Unsa-Police, rencontré par RT France en juin 2018, alertait pour sa part sur la dégradation de l'image du métier auprès du public et au sein même de la fonction publique : «90% des policiers déconseillent à leurs enfants de devenir policiers parce que les contraintes sont trop importantes, parce que la vie sociale est compliquée, parce que l’absence du domicile conjugal est très régulière […]. Aujourd'hui, le ministère de l’Intérieur se retrouve même en difficulté pour pouvoir recruter des policiers. Preuve en est, ils ont dû lancer une large campagne publicitaire avec des crédits importants, on parle d’un million d’euros, pour pouvoir faire venir des jeunes dans la police nationale et procéder au recrutement de jeunes policiers. La vocation des jeunes à devenir policiers, qui était très importante après les événements de janvier 2015, est fortement retombée.»

L'association UPNI a d'ailleurs ironisé sur cette situation en détournant une image du service communication de la police nationale qu'elle a diffusée sur sa page Facebook.

Si l'encadrement du maintien de l'ordre lors de la mobilisation des Gilets jaunes n'a sûrement pas contribué à faciliter les relations entre la police et les citoyens, entraînant là encore une surenchère dans le malaise ressenti au sein des forces de l'ordre, une enquête Elabe réalisée pour BFMTV promet pourtant une large popularité de l'image de la police dans la population française, avec 74% des sondés qui ont une bonne image de la police nationale et 76% qui lui font confiance. Un sentiment que le ministère de l'Intérieur serait bien inspiré de cultiver, à en croire les policiers de terrain, les associatifs et les syndicalistes interrogés.

Antoine Boitel

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