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Djordje Kuzmanovic: «Avec le mouvement des Gilets jaunes, on tend vers une déflagration» (ENTRETIEN)

Djordje Kuzmanovic regrette le succès au sein de La France insoumise de la ligne «gauchiste» sur le «populisme». Il juge en effet que le mouvement pouvait être «le débouché politique naturel de la révolte légitime et populaire des Gilets jaunes».

RT France : Djordje Kuzmanovic, vous avez été récemment écarté des listes électorales pour les européennes de La France insoumise (LFI). Vous avez ensuite décidé de claquer la porte du mouvement en critiquant sur Twitter «les communautaristes adeptes de la gauche qui perd», qu’entendez-vous par là ? La France insoumise est-elle en train de perdre sa ligne souverainiste et républicaine ?

Djordje Kuzmanovic (D. K.) : Je critique le louvoiement très fort au sein de La France insoumise, en particulier cette année. Pourtant, le programme de l’Avenir en commun [programme politique du mouvement La France insoumise durant la présidentielle de 2017], par ses succès auprès de la classe populaire, a montré son caractère populiste, novateur. Un programme qui était soucieux des problèmes des Français les moins bien lotis et des classes moyennes.

D’ailleurs, dans cette optique, Jean-Luc Mélenchon théorisait la fin du clivage gauche/droite pendant la campagne présidentielle et en appelait à un rassemblement autour des idées populistes et «dégagistes». Néanmoins, durant l’année, au sein de La France insoumise – sans que nécessairement Jean-Luc Mélenchon en soit responsable, les forces politiques [La France insoumise est composée de trois partis] ont eu une tendance forte à revenir à ce qui était la gauche classique des trente dernières années. Cette tendance c'est, par exemple, revenir à des idées communautaristes. Quand j'évoque cela, je pense à tous ceux qui sont dans Ensemble !, de Clémentine Autain. Je pense aussi à Eric Coquerel. Ce dernier a organisé une initiative communautariste avec la journée des quartiers populaires, en déconnexion de facto avec l’Avenir en commun.

Il y a eu de fait cette poussée forte au sein de La France insoumise incarnée dès le début par Clémentine Autain. Dans Politis en début d'année, elle appelait à un rassemblement de la gauche. Jean-Luc Mélenchon s’y était opposé. Pourtant quelques mois plus tard c’est cette ligne-là qui l’a emportée au sein de La France insoumise. La ligne s’est imposée à Jean-Luc.

RT France : D'ailleurs Jean-Luc Mélenchon, quelques mois plus tard, en septembre 2018, vous avait reproché d'avoir exposé une ligne personnelle, dans Le Nouvel Obs. Or, le même jour, dans le même magazine, Clémentine Autain tenait des arguments tout aussi personnels sur la question de l’immigration. Jean-Luc Mélenchon ne lui en avait pas tenu rigueur…

D. K. : Exactement. Je rappelle que l'une des premières à avoir tenu des propos communautaristes, c’est Danièle Obono [Elle avait notamment apporté son soutien aux ateliers en non-mixité raciale du syndicat d'enseignants Sud Education 93].

Il y a une police de la pensée quand il s’agit des souverainistes et il n’y en a pas quand il s’agit des communautaristes.

Jean-Luc Mélenchon l’avait, d’une certaine manière, défendue à la convention de Clermont-Ferrand [les 25 et 26 novembre 2017] en sortant cette phrase célèbre : «Il n’y a pas de police de la pensée chez nous.»

Sauf que, visiblement, il y a une police de la pensée quand il s’agit des souverainistes et il n’y en a pas quand il s’agit des communautaristes. De la même manière, il y en a une quand il s’agit des étatistes comme moi, mais il n’y en a pas quand on organise des réunions objectivement tournées contre les forces de l’ordre de notre pays.

Clairement, la ligne du rassemblement de la gauche s’est imposée au sein de La France insoumise jusqu’à la défaite électorale de Farida Amrani [lors de l'élection législative partielle en Essonne le 18 novembre]. Le soir-même de l'élection, Jean-Luc Mélenchon a critiqué cette politique du rassemblement de la gauche, ce qu’il a un peu laissé faire au sein de La France insoumise. Il a déclaré que cela ne marchait pas et que cela n’amenait que des échecs. Tant mieux. Mais deux jours après, François Cocq et moi-même sommes éjectés des listes électorales pour les européennes alors que nous n’étions pas en position éligible. On s’est fait éjecter pour des raisons fallacieuses. Pour la majorité du comité électoral, c'était une manière de marquer une rupture avec la ligne politique.

RT France : Le discours contre le rassemblement de la gauche de Jean-Luc Mélenchon après la défaite de Farida Amrani devrait tout de même vous rassurer. Même si La France insoumise tente un fonctionnement à l'horizontal et essaie de changer de ligne, Jean-Luc Mélenchon a une forte emprise sur le mouvement...

D. K. : Oui, Jean-Luc a une forte emprise sur le mouvement mais il n’a pas une emprise totale. Il y a du monde au sein de La France insoumise et le fait que le mouvement soit gazeux rend les choses très compliquées. S’il y avait des institutions claires, cela aurait été beaucoup plus facile de contrôler.

Les gauchistes et les sociaux-démocrates ne disaient rien pendant la campagne présidentielle. Ils ont attendu d’avoir un poste.

Or, le seul organe politique qui existe au sein de La France insoumise c’est le comité électoral. Officiellement, il doit sélectionner des candidats. Néanmoins, étant le seul organe, le comité électoral se retrouve de facto organe de direction et chambre de résolution de conflits internes.

RT France : N'êtes-vous pas déçu de la réaction de Jean-Luc Mélenchon, qui ne vous a pas soutenu après la décision du Comité électoral ?

D. K. : Il y a une déception personnelle je ne vais pas le nier et... un peu de vexation.

Si on avait continué sur la ligne de 2017, La France insoumise aurait été le débouché politique naturel de la révolte légitime et populaire des Gilets jaunes

Le grand regret reste que la position, que l’on défendait avec François Cocq , était la bonne position. Il nous suffisait de continuer l’Avenir en commun de 2017 que Jean-Luc portait. A l'époque, tous les autres étaient derrière, se plaisaient et se taisaient : les gauchistes et les sociaux-démocrates ne disaient rien pendant la campagne présidentielle. Ils ont attendu d’avoir un poste. Quand ils l'ont eu, ils ont commencé à développer leur propre ligne, qui n’est pas celle de l’Avenir en commun. Si on avait continué sur la ligne de 2017, La France insoumise aurait été le débouché politique naturel de la révolte légitime et populaire des Gilets jaunes. En ce moment, La France insoumise se raccroche au wagon.

RT France : Pensez-vous que le mouvement des Gilets jaunes peut être récupérable politiquement ? En l’état actuel des choses, La France insoumise ne reste-t-elle pas le mouvement politique qui pourrait le mieux représenter les Gilets jaunes ?

D. K. : Non, ce n’est plus possible. D’abord, on est dans une situation que l’on a déjà vécue en France et qui n’est pas naturelle à la politique. On a des franges massives du peuple qui, pour beaucoup, étaient abstentionnistes ou ne s’intéressaient pas réellement à la politique. Le mouvement se déclare objet politique et agit sur tout le territoire. Les Gilets jaunes sont très fortement «dégagistes». Cela se sent dans leur revendication. Les tentatives de récupération ne marchent pas très bien. Ils ne trouvent pas un parti ou un mouvement qui pourrait les représenter.

Comme le peuple, le mouvement des Gilets jaunes est très divers avec des composantes diverses. Ce qui les unit, comme fond essentiel, c’est la justice sociale. Sur les autres points, ils ne sont pas nécessairement unis.

RT France : Vous étiez venus sur le plateau de RT France le 24 novembre en gilet jaune, vous sentez-vous encore Gilet jaune ?

D. K. : Je reste évidemment Gilet jaune. Quand j’étais à La France insoumise, je demandais à ce que l’on soutienne le mouvement et à être aux côtés des Gilets jaunes, contrairement à d'autres comme Eric Coquerel – qui a considéré que le mouvement était quelque chose de tangent, dangereux, plutôt d’extrême droite.

J’étais d’ailleurs présent dès les premières manifestations à Paris avec les Gilets jaunes. Désormais, je n’y suis plus qu’en tant que citoyen.

RT France : Dans une tribune publiée dans Marianne, le 28 novembre, vous avez déclaré vouloir continuer la politique, quel est votre prochain objectif ?

D. K. : Je souhaite être dans une formation qui obéisse à des règles claires donc démocratiques. Je souhaite que ce soit un grand rassemblement du peuple français sur les questions de souveraineté et de justice sociale.

RT France :  La souveraineté devrait être au cœur des débats pour les élections européennes de mai 2019. Avec ce mouvement des Gilets jaunes, ne pensez-vous pas que cela puisse influencer les élections ?

D. K. : A l’heure actuelle, je ne sais même pas si les élections européennes se tiendront normalement. On est dans une telle situation de tension qu’il est possible que l’on ait une démission du gouvernement ou qu’Emmanuel Macron soit obligé de révoquer l’Assemblée nationale.

On est dans une telle situation de tension qu’il est possible que l’on ait une démission du gouvernement ou qu’Emmanuel Macron soit obligé de révoquer l’Assemblée nationale

Le mouvement des Gilets jaunes s’accélère, devient considérable. Il y a une très forte mobilisation, c’est de plus en plus tendu. Les lycéens suivent et on voit l’arrestation de 145 lycéens, c’est du jamais vu. Emmanuel Macron fait même monter des blindés sur Paris. Les élections européennes sont devenues pratiquement hors-sol.

Il y a deux semaines, je n'avais pas le même point de vue sur les élections européennes. Sauf que ces dernières semaines, cela s’est tellement accéléré en France... Des porte-paroles de Gilets jaunes en appellent même à marcher sur l’Elysée ! Pendant ce temps, le gouvernement ne recule devant rien et il aura bien du mal à reculer : Emmanuel Macron est l’incarnation du système, du néolibéralisme débridé, imposé par les diktats de la Commission européenne. Un système qui est en faveur des riches et contre le peuple. Là, avec le mouvement des Gilets jaunes, on tend vers une déflagration. Laquelle ? Comment ? Je ne sais pas. Les élections européennes sont donc devenues un sujet secondaire désormais. Si ça se trouve, en France, on aura une dissolution, une destitution, peut-être que l’on aura une Constituante… Allez savoir.

Propos recueillis par Bastien Gouly.

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