Lors de la présidentielle de 2017, Jean-Luc Mélenchon revendiquait un certain patriotisme, évitant soigneusement d'évoquer un positionnement à gauche, souhaitant fédérer le peuple et la nation. Un positionnement qui avait permis à l'actuel parlementaire d'atteindre le score de 19,58%, à quelques points d'une qualification pour le second tour.
Mais par ses derniers choix et postures, La France insoumise (LFI) entame-t-elle la même voie que celle prise par Podemos en février 2017 ? En effet, le mouvement espagnol, après avoir longtemps refusé de se placer sur l'axe gauche/droite, préférant défendre «la majorité silencieuse» face aux «banquiers [...], capitalistes financiers [et aux] élites politiques», avait choisi la recherche de l'unité de la gauche.
En ce qui concerne La France insoumise, le dernier fait médiatique est sans nul doute le départ de l'une des personnalités médiatiques de La France insoumise, Djordje Kuzmanovic. Ami du chef de file insoumis Jean-Luc Mélenchon depuis une rencontre en 2005, l'ancien militaire, critiquant l'évolution de son mouvement dans une tribune sur Marianne le 28 novembre, semble confirmer la similitude de trajectoire entre La France insoumise et Podemos : «Si la campagne présidentielle, pendant laquelle Jean-Luc Mélenchon a théorisé la rupture avec le clivage gauche-droite, a été portée par la stratégie populiste, les nouveaux cadres de la France insoumise, arrivés avec la marée du succès et majoritairement issus du militantisme gauchiste, sont vite revenus à leurs vieux réflexes, éloignant le mouvement de la majorité du peuple français.»
Peu avant cette déclaration, Djordje Kuzmanovic fut évincé, comme François Cocq, de la liste des candidats pour les futures élections européennes, par le Comité électoral du mouvement. Tous deux défendirent avec vigueur la ligne originelle de La France insoumise, et sont parfois décrits comme les tenants de la «ligne souverainiste». Certains commentateurs définissaient même Djordje Kuzmanovic comme le «patriote» de La France insoumise. Djordje Kuzmanovic pouvait effectivement se retrouver à dialoguer et échanger publiquement avec les républicains des deux rives y compris les gaullistes, appelant à la création d'un nouveau Conseil national de la Résistance, réunissant diverses tendances politiques.
L'immigration, un thème problématique pour les insoumis
De fait, Djordje Kuzmanovic pourrait avoir payé pour ses sorties médiatiques qui laissaient peu de place pour une convergence avec la ligne «intersectionnelle» et multiculturaliste de La France insoumise, celle-ci étant incarnée par des personnalités comme Clémentine Autain ou Danièle Obono. Les interviews de Djordje Kuzmanovic dans Causeur le 21 février ou dans L'Obs le8 septembre ont mis au jour l'unité branlante de LFI. Dans ses entretiens, l'ex-candidat aux législatives dans le Pas-de-Calais s'en est notamment pris à l’immigration économique vue comme «d’abord un drame pour les pays d’origine» et comme le souhait pour «le capital [de] se constitue[r] une armée de réserve». «Lorsqu’il est possible de mal payer des travailleurs sans papiers, il y a une pression à la baisse sur les salaires [...] S’il y a un appel d’air, il vient du patronat qui maximise ses profits en exploitant la misère du monde», a-t-il aussi ajouté. Une argumentation qui a fait jaser au sein des militants de LFI.
Le propos était pourtant en phase avec les discours du leader du mouvement Jean-Luc Mélenchon, dont celui du 25 août lors d'un meeting à Marseille. Celui-ci estimait par exemple que «les vagues migratoires [pouvaient] poser de nombreux problèmes aux sociétés d'accueil quand certains en profit[ai]ent pour baisser les salaires». Une position qui n'a pas empêché le patron des insoumis de recadrer Djordje Kuzmanovic après son interview à L'Obs. Jean-Luc Mélenchon adressait ainsi une note à L'Obs le 12 septembre pour insister sur le fait que Djordje Kuzmanovic avait un point de vue sur l'immigration «strictement personnel».
Composer avec les souverainistes et les partisans de la lutte intersectionnelle
Une dissension qui trahit bel et bien un sentiment prégnant au sein de La France insoumise, celui d'une ligne qui doit composer avec la ligne sociétale et plus favorable à l'immigration de La France insoumise. En effet, le 8 septembre, c'est à dire le jour-même de la parution de l'interview de Djordje Kuzmanovic dans L'Obs, la députée LFI Clémentine Autain livrait son sentiment sur l'immigration.
Sans surprise, sa position fut totalement opposée à celle de Djordje Kuzmanovic. Revendiquant «[sa] bonne conscience de gauche», Clémentine Autain assuma : «Je ne voudrais pas, par exemple, qu’on puisse laisser entendre que les immigrés prennent le travail des populations déjà installées. Si l’on jette un regard en arrière, on s’aperçoit que les flux d’immigration élevés correspondent plutôt à des périodes de croissance économique.» Une ligne tout aussi personnelle de Clémentine Autain, qui ne valu pourtant aucune remontrance de Jean-Luc Mélenchon.
Jean-Luc Mélenchon doit composer au sein des Insoumis et maintenir tout le monde au sein de la bannière LFI. Pourtant les «souverainistes» de LFI ne semblent pas avoir le vent en poupe en ce moment. Evincé au même titre que Djordje Kuzmanovic des listes pour les européennes, l'orateur national François Cocq souhaite toutefois mesurer cet aspect. «Je suis persuadé que cette ligne est majoritaire au sein de La France insoumise», estime-t-il interrogé par RT France, ajoutant malgré tout : «Mais que, dans l’affichage, de ce qui peut ressortir des jeux d’influence d’untel ou untel, une autre ligne soit survalorisée, c’est sans doute vrai.»
Néanmoins, un groupe de militants insoumis en faveur de la défense de la laïcité, «JR Hébert», a été exclu de La France insoumise. Selon Djordje Kuzmanovic il «s’est [...] vu rayé d’un trait de plume, pour le crime d’avoir organisé un débat sur "l’entrisme islamiste dans les syndicats"». «Peu importe si la réunion était animée par des militants d’origine maghrébine témoins de la décennie noire du FIS en Algérie et qu’en page 29 de L'Avenir en commun, les Insoumis sont invités à "combattre tous les communautarismes et l'usage politique des religions"», poursuit-il.
Union de la gauche : Mélenchon est-il Docteur Jekyll ou Mister Hyde ?
En agissant de la sorte, La France insoumise souhaite-t-elle ménager ses actuelles et prochaines alliances à gauche ? Impliqué dans un rapprochement avec le nouveau courant d'Emmanuel Maurel, ex-socialiste ayant fondé le mouvement Aprés, Jean-Luc Mélenchon avait, le 9 septembre, à l'université d'été du courant mené par Emmanuel Maurel, appelé les ailes gauche du PS «à bifurquer» vers la France insoumise : «Que finisse cette longue solitude pour moi, d'avoir été séparé de ma famille intellectuelle et affective.» «Mes amis, vous me manquez», avait-il également ajouté.
François Cocq dénonçait sur son blog quelques semaines auparavant, le changement de ligne de La France insoumise : «La ligne stratégique dite "populiste" a été rangée ce week-end [devant le congrès du Parti de gauche] au placard pour laisser place au "leadership à gauche".» A cette période, Jean-Luc Mélenchon appelait même Benoît Hamon à une réconciliation politique.
Jean-Luc Mélenchon ne rêve-t-il pas ainsi de recréer une grande gauche plurielle ? François Cocq ne le pense pas. Jean-Luc Mélenchon ne serait plus du tout sur la ligne de l'union de la gauche. Preuve en est, la réaction sévère du député des Bouches-du-Rhône à l'issue du second tour de la législative partielle en Essonne le 25 novembre. Plusieurs représentants de partis de gauche, des socialistes aux communistes en passant par Benoît Hamon, avaient appelé à voter pour la candidate insoumise Farida Amrani face au candidat Macron-compatible Francis Chouat.
Une défaite et une abstention édifiante plus tard (la participation a été inférieure à 18%), Jean-Luc Mélenchon a pris pour cible l'union de cette gauche, responsable de la défaite de sa candidate : «La campagne de second tour, contre mon avis formellement exprimé, s’est faites sur le thème d’une soi-disant "gauche rassemblée", avec guirlande de sigles et tout le reste du décorum de ce genre de discours. La profession de foi est entièrement construite sur ce thème. [...] Au second tour avec la "gauche rassemblée" nous faisons moins qu’au second tour de 2017. Cela mérite réflexion.»
De quoi rassurer François Cocq : «D'après ce que j'entends de Jean-Luc Mélenchon ces dernières semaines, je trouve qu’on revient à une ligne plus conforme à la ligne fondatrice de La France insoumise.» Le militant conçoit que depuis quelques mois, malgré ses alertes, La France insoumise «naviguait un peu à vue entre deux stratégies».
Dans Marianne, Djordje Kuzmanovic constate pour sa part la dérive de La France insoumise dans sa globalité : «Cette ligne de la "gauche rassemblée", insistant sur l’intersectionnalité et la non-hiérarchisation des luttes – c’est-à-dire le refus de faire primer le social sur le sociétal – a conduit le mouvement à s’abîmer dans des combats secondaires, voire marginaux». La stratégie dénoncée par Djordje Kuzmanovic s'apparente à celle de Terra Nova, un think tank qui a inspiré le candidat socialiste François Hollande pour la présidentielle de 2012. Terra Nova proposa d'unir le vote de gauche en laissant choir le vote des classes populaires pour s'approprier celui des minorités.
En outre, la recherche d'horizontalité de La France insoumise peut permettre certaines prises de positions, quitte à aller à rebours des avis de son leader jusque-là incontesté Jean-Luc Mélenchon, à l'image de la dernière campagne législative dans l'Essonne. Certains ont peut-être désormais la tentation de vouloir dépasser le maître. La France insoumise connait-elle donc sa première crise interne ? Cela ne fait aucun doute au regard de certaines exclusions ou mises à l'écart. L'heure est désormais à la clarification.
Bastien Gouly