Entre les fonctionnaires, le personnel d'Air France ou encore les cheminots, les mouvements sociaux sont particulièrement nombreux depuis février. Le mouvement social de la «marée populaire» du 26 mai devrait même marquer un nouveau point culminant de la contestation, puisque certains politiques se joindront aux syndicats. Si ceux-ci combattent, pour une partie d'entre eux, les différentes réformes du moment (de la fonction publique ou ferroviaire), ils doivent aussi mener une bataille idéologique contre les sophismes de certains représentants politiques et les a priori d'une partie de l'opinion.
«Les syndicats ne sont pas représentatifs»
Il est l'un des poncifs les plus courants dans les débats et l'un des plus communément partagés par l'opinion : selon un sondage Opinionway, publié à l'occasion du 1er Mai 2015, 68% des Français jugeraient que les syndicats ne sont «pas représentatifs» des salariés. Certains hommes politiques, principalement de droite, n'hésitent pas à en faire un argument politique. François Fillon, alors qu'il préparait sa candidature à l'élection présidentielle, avait par exemple repris cette idée, dénonçant le fait que les syndicats aient selon lui «peu d'adhérents».
Pourtant, les politiques semblent mal avisés de critiquer le manque de représentativité des syndicats. En effet, si les instituts estiment que seuls 11% des salariés sont syndiqués en 2018 (contre 18% en 1968), les partis politiques, à comparaison égale, ont une représentativité encore plus faible. En effet, le premier syndicat de France, la CGT, comptabilise à lui seul près de 680 000 adhérents – soit plus qu'aucun parti politique. Le nombre de syndiqués est par ailleurs officiel, quand celui des partis politiques n'est que déclaratif (la France insoumise revendique par exemple 600 000 adhérents). L'ex-présidente du Medef, Laurence Parisot, confessait elle-même dans un entretien accordé à L'Humanité : «Si l’on disait aux partis politiques, vous n’êtes pas représentatifs car vous n’avez pas beaucoup d’adhérents, ils seraient les premiers à répondre qu’il y a tant de personnes qui votent pour eux aux élections !»
Par ailleurs, le large spectre «politique» couvert par les différents syndicats en France permet à tout salarié d'espérer trouver une structure syndicale correspondant à ses opinions. De la CGT et Solidaires, considérés comme les plus revendicatifs, à la CFE-CGC («syndicat au service de l'encadrement»), en passant par Unsa ou la CFDT, les organisations syndicales déploient des programmes de sensibilités très différentes et souvent même antagonistes.
Enfin, si la France est souvent critiquée pour son faible taux de syndicalisation par rapport aux autres pays européens (18% en Allemagne, 74% en Finlande), il convient de rappeler que le fait d'être syndiqué est, dans ces pays, une condition indispensable pour bénéficier de certains avantages sociaux, voire même pour espérer obtenir certains emplois. D'autre part, ce faible taux de syndicalisation ne signifie pas que les Français se désintéressent de la cause syndicale. «Considérer la représentativité des syndicats en fonction de ce seul taux, c’est négliger qu’il y a au moins un salarié sur deux qui participe, dans son entreprise ou dans son administration, à une élection dans laquelle il est amené à voter pour un syndicat ou pour un autre. Cette dimension-là est totalement négligée par les politiques», rappelait encore Laurence Parisot en 2016.
«Les syndicats sont archaïques et passéistes»
On entend souvent dire que les syndicats appliquent d'anciens modèles, qu'ils ne sont plus dans l'air du temps, ou même qu'ils seraient «conservateurs», pour reprendre un terme récemment employé par le député LREM du Haut-Rhin, Bruno Fuchs. Certains éditorialistes eux-mêmes, à l'instar d'Alain Duhamel, répètent à l'envi que les syndicats seraient «archaïques».
Loin d'être objective, cette critique relève en vérité d'une attaque politique, la plupart du temps dirigée contre la seule CGT. Dans le vocabulaire de certains politiques, le terme «archaïque» désigne en général toute opposition à une réforme gouvernementale – par définition présentée par la majorité comme un progrès. Certains syndicats, plus enclins à signer des compromis avec le gouvernement, sont donc logiquement moins souvent la cible de ces critiques. En 2003, la CFE-CGC et la CFDT n'avaient par exemple pas hésité à signer un texte avec le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. Pourtant, quelques jours avant cette négociation, plus d'un million de manifestants, à l'appel des principaux syndicats, défilaient contre cette réforme. La CGT ou FO avaient décidé de poursuivre la mobilisation.
Quant à la CGT, l'idée selon laquelle elle serait dans l'opposition systématique et ne formulerait jamais de propositions relève elle aussi d'une appréciation des faits éminemment connotée politiquement – bien que relayée aussi bien à gauche qu'à droite, selon la couleur des majorités gouvernementales. Le premier syndicat de France s'oppose certes à la réforme ferroviaire du gouvernement, mais il présente son propre projet de réforme, certes moins médiatisé, en prônant par exemple davantage d'investissements.
Autre point permettant de fortement nuancer l'idée reçue selon laquelle les syndicats ne chercheraient que le conflit : selon les derniers chiffres du ministère du Travail, publiés en septembre 2017, ceux-ci signent en réalité une très large majorité des accords d'entreprises. A titre d'exemple, la CGT a signé 84% des accords collectifs ou avenants conclus dans les entités où elle est représentée par un délégué syndical. Même le syndicat le plus rétif à signer de tels accords, Solidaires, affiche une propension à signer très forte (69%).
Il est encore possible de nuancer le caractère supposément «passéiste» des syndicats en rappelant que chacun d'eux s'est mis à l'heure européenne. FO et la CGT tout comme les syndicats dits «réformistes» (la CFDT, UNSA, CFTC) font d'ailleurs partie de la Confédération européenne des syndicats. Ils se sont également progressivement détachés de l'emprise des partis politiques, comme celle qu'exerçait le Parti communiste sur la CGT, pour gagner en indépendance.
«Les syndicats sont inutiles»
Dans un sondage d'OpinionWay de 2015, seuls 45% des Français jugeaient les syndicats «utiles». Pourtant, le rôle institutionnel du syndicat en tant que corps intermédiaire est reconnu par toutes les parties. Celle qui en parle mieux serait peut-être, encore une fois, l'ex-patronne du Medef, Laurence Parisot : «Je n’imagine pas une vie économique et sociale en France sans que [le rôle du syndicat] soit reconnu. La CGT est une institution, une organisation attachée à l’histoire de notre pays. Elle a une mission : celle de représenter les salariés qui l’ont élue, dans les entreprises, au plan local ou au plan national. On peut être d’accord ou pas avec le contenu qu’elle donne à cette mission mais remettre en cause sa légitimité me semble inconcevable.»
Evoquer l'«inutilité» des syndicats revient également à faire fi des nombreuses protections et des nombreux droits qu'ils ont contribué à instaurer (13e mois, congés payés, chèques vacances...). Si seul un salarié sur dix est syndiqué, plus de neuf salariés sur dix bénéficient en outre d'une convention collective... négociée par un syndicat. En outre, les syndicats portent depuis quelques années des revendications nouvelles, comme la parité ou la prévention des nouveaux risques psychosociaux (burn-out...) que les entreprises et le législateur prennent désormais en compte.
Lorsque le gouvernement tente de lancer des réformes sans l'avis préalable des syndicats, il rencontre toutefois ceux-ci pour des réunions officielles, alors même que les grandes orientations ont déjà été rendues publiques – c'est exactement ce qui s'est passé lors de la réforme ferroviaire. Certes, cette démarche correspond aux exigences introduites par la réforme Larcher de 2007, qui prévoit que «tout projet gouvernemental impliquant des réformes dans les domaines des relations du travail, de l’emploi ou de la formation professionnelle doit d’abord comporter une phase de concertation avec les partenaires sociaux». Mais elle révèle surtout que, malgré les nombreuses attaques qu'ils subissent, les syndicats demeurent une force avec laquelle le gouvernement prend soin de composer. Preuve que leur capacité à influer sur les politiques sociales, fussent-elles décidés unilatéralement par l'exécutif avec la plus ferme des volontés, est bien réelle.
Bastien Gouly