France

Prolongation de l’état d’urgence : Amnesty international tire la sonnette d'alarme

L’ONG s’est dit très inquiète de l’éventuel prolongement de l’Etat d’urgence. Selon elle, la réforme de la Constitution «menace d’ériger les mesures d’urgences en nouvelle norme».

Fermetures d’associations, perquisitions sans mandat, assignations à résidence. Tout cela sans l’autorisation d’un juge. L’état d’urgence place de grands pouvoirs entre les mains des autorités. Entrée en vigueur la nuit même des attentats qui ont coûté la vie à 130 personnes le vendredi 13 novembre à Paris, la mesure inquiète nombre d’observateurs. A commencer par Amnesty international. L’ONG qui défend les droits des citoyens à travers le monde a fait part de ses interrogations quant à la pertinence et surtout au danger de ces mesures d'exception.

Dans les tuyaux du gouvernement

Décrété pour trois mois, l’état d’urgence devait prendre fin le 26 février. Trop tôt pour l’exécutif qui désire changer la Constitution afin de prolonger certaines mesures pour six mois. Le projet de loi est passé dans les mains du Conseil d’Etat, plus haute instance administrative du pays. S’il a émis des réserves, le texte sera bien sur la table du Conseil des ministres mercredi 23 décembre. On voit alors mal qui l’empêchera d'atterrir au Parlement en début d’année.

Depuis les attentats du 13 novembre, les autorités ont procédé à 2700 perquisitions, plus de 300 interpellations et presque autant de gardes à vue. Des centaines de personnes ont été assignées à résidence. Tout ceci se déroule sans contrôle de la justice. Ce qui inquiète Amnesty international. «Décréter l’état d’urgence dans des situations comportant "une menace pour la vie de la nation" telles que les attentats de Paris est une chose, mais faire perdurer ces mesures pour contrer des menaces définies en termes plus vagues en est une autre», a explique Gauri van Gulik, directrice adjointe du programme Europe et Asie centrale de l’ONG.

Pour elle, c’est bien les abus que peuvent susciter ce type de mesures qui représentent le plus grands danger : «Le risque est bien réel que les droits de la population en général se retrouvent pris au piège dans un filet censé ne cibler que les personnes représentant une véritable menace. De nombreux citoyens sont dans le collimateur uniquement en raison de leur pratique religieuse ou de vagues soupçons.»

Des personnes «traumatisées»

Les perquisitions sont particulièrement montrées du doigt pour leurs violences. Plusieurs histoires d’«erreurs» sur les portes défoncées ont fait les choux gras de la presse. Amnesty international dit avoir rencontré plusieurs personnes qui ont vu débarquer les forces de l’ordre… en force. Le point commun entre tous ces individus ? Aucune explication ne leur a été donnée quant à la raison ou l’objet des recherches. Nadia a raconté aux défenseurs des droits comment son père âgé de 80 ans et sa soeur handicapée ont vécu la perquisition de leur domicile : «Mon père souffrait de problèmes cardiaques, il venait de sortir de l’hôpital. Les policiers ont forcé la porte d’entrée, sans sonner, ils ont fait irruption dans l’appartement, ont commencé à crier, et ont menotté mon père et ma sœur. Mon père ne se sentait pas bien et au bout de quelques minutes, il a perdu connaissance. Ils ont dû appeler une ambulance… Il était terrifié et pleurait beaucoup lorsque nous lui rendions visite à l’hôpital les premiers jours.»

Amnesty international pointe le manque d’efficacité de ce type de mesure. Sur les 2700 descentes effectués depuis les attentats, seules deux enquêtes préliminaires pour des infractions liées au terrorisme ont été ouvertes contre 488 pour des faits qui ne sont pas liés à la lutte contre l’extrémisme. Quand on sait qu’aux Etats-Unis, le Patriot Act a servi très majoritairement des affaires qui n’avaient rien à voir avec le terrorisme, on peut légitimement se poser la question du réel but d’une telle mesure.

Plus libre de ses mouvements pour de simples soupçons

Autre danger que pointe Amnesty international : les assignations à résidence abusives. Depuis l’entrée en vigueur de l’Etat d’urgence, 360 personnes ont été tenues de résider dans un certain secteur et de se présenter quotidiennement trois fois au commissariat le plus proche. De quoi vous handicaper une vie sociale et professionnelle.

Quand elles apparaissent manquer d’une justification solide, le scandale n’est pas loin. Ainsi l’ONG raconte l’histoire d’un consultant indépendant vivant en région parisienne. Selon lui, il a été assigné à résidence pour des liens présumés avec des musulmans «radicaux» et des personnes qui s’étaient rendues en Syrie. Faux rétorque-t-il, avouant connaître vaguement une seule personne dans la longue liste que lui a présentée les autorités.

Ce père de trois enfants craint la prolongation des mesures d’exception… et de son assignation à résidence : «J’ai vraiment peur qu’il ne soit renouvelé. Cela signifierait que les mesures prises à mon encontre se prolongeraient également, et que je ne pourrais peut-être pas travailler pendant des mois.»

Les musulmans dans le viseur

Avec 35 agressions islamophobes enregistrées dans les deux semaines qui ont suivi les attentats du 13 novembre, beaucoup de musulmans ont peur. Amnesty international craint que les mesures d’urgence n’aggravent d’avantage une situation déjà difficile : «Ces mesures d’urgence, sur le long terme, risquent fort d’être utilisées contre des associations et des groupes précis, notamment contre des individus et des groupes musulmans». L’état d’urgence a entraîné la fermeture d’une dizaine de mosquées. Plusieurs associations musulmanes ont subi des perquisitions. Amar, un musulman dont le domicile a été perquisitionné ne sait plus quelle attitude adopter vis à vis de la pratique de sa religion : «Il me semble que si vous affichez votre religion, si vous portez une barbe, un symbole ou un vêtement religieux, ou si vous priez dans une mosquée particulière, vous pouvez être considéré comme "radical" et donc pris pour cible. Si l’on s’efforce de ne pas trop afficher sa religion, ils pensent que l’on a quelque chose à cacher. Nous ne savons pas qui nous devons être, comment nous devons nous comporter.»

Si l’on s’efforce de ne pas trop afficher sa religion, ils pensent que l’on a quelque chose à cacher

Gauri van Gulik conclut : «Ces mesures d’urgence s’avèrent déjà disproportionnées. Les prolonger en dehors de l’état d’exception serait dangereux. Utiliser la menace terroriste pour modifier la Constitution ouvre la brèche et risque d’ériger les mesures d’urgence en nouvelle norme.» On voit mal le Conseil des ministres ou le Parlement mettre un frein au projet. Il semble que l’hexagone va devoir s’habituer à vivre, encore pour quelques mois, sous «l’état d’urgence».