Economie

«GAFAM Nation» : l'Observatoire des multinationales épingle l'influence des géants du numérique

L'association a publié un rapport mettant en lumière les stratégies déployées par les grandes entreprises américaines pour peser sur la prise de décision en France, qu'il s'agisse du lobbying classique ou du recrutement d'anciens fonctionnaires.

Lobbying, recrutement, financement : les géants américains du numérique ont tissé ces dernières années une «toile d'influence» en France, dénoncée dans un rapport intitulé «GAFAM Nation» publié le 13 décembre par l'Observatoire des multinationales, association qui milite pour l'encadrement des activités de lobbying et «l’assainissement» des rapports entre les États et les multinationales.

«En juillet 2022, le scandale des "Uber Files" a mis en lumière le cynisme des moyens d’influence déployés par Uber pour s’imposer sur le marché européen, ainsi que les complicités que l’entreprise a su s’assurer au sommet de l’Etat français et de la Commission européenne», rappellent les auteurs en introduction, affirmant que «ce sont exactement les mêmes moyens d’influence qui sont mis en œuvre par Amazon, Google et les autres en France et ailleurs».

Et, malgré toutes les critiques dont ils ont été la cible ces dernières années, «leur influence est pourtant restée largement intacte et ils ont continué [...] à s’enraciner de manière encore plus profonde dans l’économie et la société française», diagnostique le rapport, qui fustige un discours officiel favorable au récit enchanté de la Silicon Valley.

«De la "start-up nation" de 2017 aux "100 licornes [start-ups valorisées au-delà d'un milliard d'euros] françaises" de 2022, on nous somme d’entrer en compétition sur un terrain construit par les GAFAM», déplorent les auteurs.

«Les filiales françaises des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ont déclaré en 2021 la somme de 4,075 millions d'euros de dépenses de lobbying en France, contre 1,35 million en 2017, soit une multiplication par 3», affirme l'association en se fondant sur les données de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Des chiffres qui ne donnent «qu’un aperçu partiel de la réalité», précisent les auteurs, dans la mesure où les obligations de déclaration des entreprises sont plus faibles en France : par exemple, un échange de vue avec un décideur n'est pas considéré comme du «lobbying» si cet échange est à l’initiative du décideur en question.

Google est la plus dépensière, avec plus d'1,6 million d'euros, devant Microsoft (1,1 million) et Amazon (850 000 euros). Les cinq entreprises «ont également déclaré un total de 72 activités de lobbying (rendez-vous avec des décideurs publics, échanges téléphoniques…) en 2021, contre 15 en 2017», un ordre de grandeur qui les situe «au même niveau que les plus actifs des groupes du CAC40 en matière de lobbying en France». S'y ajoutent les dépenses engagées par les associations professionnelles du numérique telles que l’Alliance française des industries numériques, qui ont déclaré à la HATVP des dépenses cumulées de lobbying estimées entre 1,3 et 1,87 million d’euros en 2021. 

En comparaison, l’association de défense des libertés numériques la Quadrature du net dispose d'un budget annuel total d’environ 300 000 euros, relève l'étude.

«Symbiose public-privé»

Parmi les autres pratiques signalées par l'Observatoire, celle des «portes tournantes» (aussi appelée «pantouflage»), qui consiste pour les géants du numérique «à recruter du personnel passé par le secteur public». Parmi une foule de noms, l'association, qui évoque une «symbiose public-privé», cite par exemple Yohann Bénard, directeur des affaires publiques Europe d'Amazon France passé par Bercy et Matignon, ou Sébastien Gros, directeur des affaires gouvernementales d'Apple et «proche collaborateur» de l'ancien Premier ministre Manuel Valls.

«Le cas le plus emblématique est cependant celui de Benoît Loutrel, directeur des relations institutionnelles et des politiques publiques chez Google France de 2018 à 2020, qui est l’ancien directeur général de l’autorité de régulation Arcep [autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse]», avant de redevenir conseiller du régulateur des médias, l’Arcom, signale l'Observatoire.

Médias : un «soft power» appuyé sur des contrats juteux

L'influence des géants du numérique passe aussi par l'utilisation de leurs liens financiers avec les médias ou les think tanks pour «façonner et orienter le débat public» en exerçant leur «soft power», pointe l'association, qui prend notamment l'exemple de l'Institut Montaigne, soutenu financièrement par Google, Amazon et Microsoft, ou des contrats conclus par Google avec la presse française dans le cadre de la Digital News Initiative (DNI), une initiative européenne pour «soutenir un journalisme de qualité grâce à la technologie et à l’innovation».

75 projets ont ainsi été financés pour environ 20 millions d’euros, en visant toutes sortes de médias, des grands groupes (Le Monde, l’AFP, L’Express) à des médias en ligne tels que Loopsider, toujours selon le rapport. 

Google et Facebook ont aussi conclu d'importants contrats de «fact-checking» (vérification des faits) avec l'AFP, BFM-TV, France TV, France Médias Monde, L’Express ou encore Libération, ce dernier titre ayant cependant mis un terme à son contrat avec Facebook au nom de «l'indépendance éditoriale». En outre, la fondation Bill et Melinda Gates, dirigée par le cofondateur de Microsoft, a versé entre 2014 et 2019 au Monde Afrique un total de plus de 4 millions de dollars, selon l'Observatoire.

Les GAFAM n'oublient pas, enfin, le monde de la recherche et de l'université, Microsoft et Google faisant par exemple partie des nombreuses entreprises mécènes de l'école Polytechnique. L'Inria, institut spécialisé dans les technologies du numérique, a aussi vanté sa collaboration avec Google. 

La «servitude volontaire» de l'Etat

«La toile d’influence des GAFAM en France s’appuie aussi sur leur pénétration ouverte ou insidieuse au cœur même de l’Etat», diagnostique plus largement l'Observatoire, soulignant que l’État ne dispose souvent que d’une expertise limitée dans ses prises de décision relatives au secteur numérique.

Faute de compétences internes, il se placerait dans une position de «servitude volontaire» en se retrouvant contraint de s'en remettre aux «industriels» du numérique, ce que l'Observatoire qualifie de «lobbyisme passif». Heureux de proposer des services et des solutions clé en main, Microsoft a ainsi a été retenu par l'Etat pour équiper l’Éducation nationale et l’enseignement supérieur dans le cadre d'un appel d’offres à 8,3 milliards d’euros controversé : l'association Anticor a déposé en mai 2022 une plainte auprès du parquet national financier pour soupçons de favoritisme.

En conclusion, l'association appelle les pouvoirs publics à «muscler leur expertise numérique [et à] soutenir véritablement les alternatives aux GAFAM», insistant sur le fait qu'il existe plusieurs leviers d'actions pour réduire leur influence. Outre des mesures telles que la publicité des rencontres avec les décideurs, l'Observatoire appelle à «briser enfin l’enchantement dans lequel ils semblent maintenir une partie des responsables politiques», une séduction qui se traduit par «le soutien appuyé des pouvoirs publics français, et en particulier de l’Élysée».