A rebours d’un titre accrocheur évoquant «la doctrine Macron», l’interview accordée par le président de la république française au magazine Le Grand Continent, n’expose pas les axes d’une réflexion stratégique présidentielle solidement pensée et structurée. Si Emmanuel Macron dresse, par séquences, des diagnostics et des bilans d’une exactitude incontestable et d’une limpidité rare à ce niveau de l’Etat, notamment en matière d’écologie, d’enjeux démographiques ou du point de vue de l’indispensable autonomie stratégique européenne, il est, sur d’autres plans, incohérent.
C’est le cas en ce qui concerne la Russie. «L’état de fait», déclare-t-il, «est devenu la nouvelle doctrine pour beaucoup de pays : la Russie avec l’Ukraine ; la Turquie avec la Méditerranée orientale ou avec l’Azerbaïdjan. Ce sont des stratégies d’état de fait, qui signifient qu’ils n’ont plus peur d’une règle internationale. Donc il faut trouver des mécanismes de contournement pour les encercler.» A première vue cela n’a rien de surprenant. Dans le dossier ukrainien la France, sous la pression allemande et américaine, s’est alignée sur la position américaine concernant les sanctions vis-à-vis de la Russie, alors qu’elle répugnait initialement à cette politique. Ce qui, en revanche, semble incohérent et contre-productif, c’est le fait d’associer Russie et Turquie dans la même phrase, tout en annonçant sa volonté de les encercler.
L’Occident, depuis la fin de la guerre froide impose sa puissance comme un état de fait
Incohérent, parce que «les stratégies d’états de fait» ne sont pas le propre de la Russie. Nous avons bombardé la Serbie en 1999, en méprisant la résolution 1 199 du conseil de Sécurité des Nations unies, reconnu l’indépendance de l’Etat maffieux du Kosovo en 2008, ignorant la résolution 1 244 que nous avions votée en 1999, tout simplement parce que nous étions les plus forts et que nul ne pouvait nous sanctionner. De même en Irak, de même en Libye… : L’Occident, depuis la fin de la guerre froide impose sa puissance comme un état de fait. Il ne supporte simplement pas qu’on lui rende la pareille. On peut reprocher à la Russie sa diplomatie. Mais qu’on ait au moins la décence de ne pas lui donner de leçons…
Incohérent parce que mettre Russes et Turcs dans le même sac est une injure à la Russie.
Les Turcs ont soutenu l’Etat islamique. Ils soutiennent les djihadistes de la poche d’Idlib, que l’on reproche régulièrement à la Russie de bombarder. Ces djihadistes que la Turquie a transportés en Libye et en Azerbaïdjan pour soutenir son impérialisme en Méditerranée orientale et dans le Caucase. Ces djihadistes qui étaient en relation avec Abdoullakh Abouyezidovitch, le Tchétchène qui a assassiné Samuel Paty. Les Turcs sont de ceux qui ont condamné la republication des caricatures de Charlie Hebdo en France, s’arrogeant le droit de s’immiscer dans nos affaires intérieures et de nous dire jusqu’où l’islam pouvait selon eux tolérer notre liberté d’expression.
La Russie, elle, est en guerre contre l’islamisme depuis plus d’un quart de siècle. Elle a mené deux guerres en Tchétchénie face aux Bassaïev, Ibn al-Khattab et leurs bandes inféodées à al-Qaïda. Quant au peuple russe ce n’est pas un Bataclan qu’il a subi, mais plusieurs.
Incohérent, alors que la Russie a le même ennemi que nous, d’envoyer Gérald Darmanin à Moscou demander l’aide des services de renseignement russes tout en prenant, par ailleurs, des sanctions contre le directeur du FSB, Alexandre Bortnikov.
Emmanuel Macron devrait relire Jacques Bainville
Contre-productif parce que la notion même d’encerclement ne peut que nourrir la paranoïa des Russes, qui nourrissent depuis les Tsars un complexe obsidional, se sentent rejetés par l’Occident. «L’Europe ne croira jamais à nos promesses […] et nous regardera toujours avec méfiance. C’est difficile à s’imaginer à quel point elle a peur de nous. Et si elle a peur, elle doit également nous haïr. L’Europe ne nous aime pas […] et ne nous a jamais aimé ; jamais elle ne nous a compté parmi les siens, parmi les Européens, mais uniquement parmi les nouveaux venus contrariants», déclarait déjà avec amertume Dostoïevski dans ses Carnets.
Contre-productif parce que de telles déclarations sont la meilleure façon de pousser la Russie à resserrer ses liens avec la Chine, avec la Turquie, avec tous ceux qui, comme elle, sont mis au ban de la «communauté internationale». Nous avons déjà tenté d’encercler la Russie après la révolution bolchévique, de la marginaliser, de l’isoler derrière un cordon sanitaire d’Etats tampons. Nous n’avons fait que la jeter dans les bras d’une Allemagne que nous avions également pris soin d’isoler et d’humilier. Rapallo 1922 – Pacte de non-agression germano-soviétique du 23 août 1939 : voilà où conduit l’aveuglement politique.
Emmanuel Macron aime se réclamer d’Habermas et de Ricœur ? Il ferait mieux de relire Jacques Bainville.
Philippe Migault