Le président libanais exige la formation, à Paris, d’un «gouvernement de mission»

Emmanuel Macron, qui tenait une conférence de presse le 27 septembre, entend prendre ouvertement en main la politique libanaise. Pierre Lévy, du mensuel Ruptures, imagine une situation où les rôles seraient inversés.

«J’ai honte pour vos dirigeants. J’ai honte». Ce 27 septembre, le président libanais égrène lentement ses mots, et entend bien exprimer sa colère froide face à la classe politique française. Michel Aoun tient ce jour-là une conférence de presse exceptionnelle en son palais de Baabda. Très remonté contre l’ensemble des politiciens de l’Hexagone, il utilise des termes particulièrement crus : «profiteurs», «système crapuleux», «jeu mortifère de la corruption».

Il est vrai que le président libanais a quelques raisons de s’emporter. Dès le mois d’août, il n’avait pas caché sa volonté de prendre en main la situation de la France, frappée de plein fouet par le coronavirus, au point que le pays est exsangue, résultat de la déliquescence du système politique national.

Le chef de l’Etat libanais s’était rendu deux fois à Paris, d’abord le 6 août, puis une nouvelle fois le 1er septembre. Lors de son premier déplacement, il n’avait pas manqué de sillonner les rues de la capitale française, n’hésitant pas à accuser les dirigeants du pays, et se faisant ainsi applaudir par les groupes de Parisiens en colère. 

Et sa seconde visite à Paris avait débuté par une réception à l’ambassade du Liban où il avait convoqué les chefs de tous les partis français. Des entretiens bilatéraux avec chacun d’entre eux avaient également eu lieu. Michel Aoun avait été clair avec ceux-ci : il attend la formation d’un «gouvernement de mission», et ce «dans un délai de quinze jours» – un vrai défi quand on connaît les turpitudes et la lenteur de la classe politique française. Ce cabinet, avait exigé le président Aoun, devra comprendre «des personnalités compétentes» et être «formé comme un collectif indépendant qui aura le soutien de toutes les forces politiques».

Et le dirigeant libanais avait listé quelques unes des priorités qu’il fixait au gouvernement de la République française, comprenant notamment un audit effectif de la Banque de France, la mise en place d’un nouveau cadre réglementaire pour l’électricité, ou encore le renouvellement de l’autorité de lutte contre la corruption.

En outre, une réunion des principaux chefs politiques français était organisée prochainement à Beyrouth. Et un échéancier de réforme devait être présenté à la communauté internationale avant tout déblocage des 11 milliards de dollars d’aides promises à la France afin que celle-ci ne sombre pas dans le chaos économique et social provoqué par la pandémie.

Ce faisant, le président Aoun avait remis à plus tard la révision de la loi électorale française ainsi que la tenue d’élections dans les douze mois, autant de pistes qui avaient été précédemment évoquées.

Le président libanais avait justifié son attitude en mettant en avant son «refus de la politique du pire», qui eût consisté à laisser la France à son triste sort. Et avait indiqué qu’il effectuerait un troisième déplacement à Paris au mois de décembre. Ses services précisaient par ailleurs que le président avait eu d’innombrables contacts avec des dirigeants européens, ainsi qu’avec Washington, pour s’entretenir du sort de la France.

Enfin, monsieur Aoun précisait qu’il ne connaissait pas Jean Castex, tout récemment nommé à Matignon. Il avait cependant reçu ce dernier dès son arrivée dans la capitale française.

Quatre semaines après cette visite à Paris, on comprend donc que le chef de l’Etat libanais soit hors de lui : le Premier ministre vient de jeter l’éponge, les dirigeants des principales factions représentées à l’Assemblée nationale (dont il a particulièrement tancé le président) n’ont trouvé aucun accord, la «feuille de route» qu’il avait fixée est restée lettre morte, et le gouvernement qui devait être formé dans les quinze jours n’est toujours pas en place.

«C’est une trahison collective» a donc tonné Michel Aoun, qui a estimé ne porter aucune responsabilité dans cette impasse bien française : «L’échec, c’est le leur (…) personne n’a été à la hauteur des engagements pris le 1er septembre.»

Il a indiqué ne pas avoir la preuve, pour l’instant, de l’ingérence de puissances extérieures dont les liens avec certains partis sont bien connus. Et a finalement fixé une nouvelle échéance à fin octobre pour que soit enfin formé le «gouvernement de mission» prescrit lors de son déplacement à Paris du 1er septembre.

Interrogé sur de possibles sanctions contre d’éventuels politiciens français récalcitrants, il a précisé : «Cet outil ne me paraît pas être le bon instrument à ce stade.» Mais il n’a pas écarté la nécessité d’une refonte complète du système institutionnel français.

Dans l’immédiat, le palais de Baabda considère qu’il appartient au président de la République française de désigner un nouveau Premier ministre. Car, insistent les proches du chef de l’Etat libanais, il convient de respecter scrupuleusement la souveraineté de la France.

N.B.: Emmanuel Macron s’était rendu les 6 août et 1er septembre à Beyrouth, puis a tenu une conférence de presse exceptionnelle à l’Elysée le 27 septembre. En opérant les substitutions adéquates, les faits et les citations rapportés ici sont strictement réels.

Pierre Lévy