La malédiction kurde et le sacrifice de l’Histoire : Daesh 2 est en marche

Offensive turque, revirement américain, accord entre les Kurdes et Damas : Sébastien Boussois, chercheur associé au CECID à l'Université Libre de Bruxelles et auteur de Daech la suite analyse la situation dans le nord de la Syrie.

Les Kurdes syriens des YPG sont dans une mauvaise passe et les sacrifiés de l’histoire immédiate, coincés entre le marteau turc et l’enclume bachariste, leur ancien ennemi avec qui ils viennent toutefois de conclure un accord pour survivre. L’ingérence américaine et ses retraits successifs inconscients des territoires investis sont les deux mamelles de la diplomatie américaine et n’ont eu de cesse de provoquer le chaos.

La métaphore pourrait faire sourire, si elle n’avait pas des conséquences dramatiques dans les terrains que les Américains, lassés de situations inextricables, préfèrent déserter militairement que trouver des solutions politiques durables. Et force est de constater que les annonces successives, depuis des années, du départ des soldats américains de zones de conflit perpétuelles, cycliques ou ponctuelles, de l’Afghanistan à l’Irak en passant par la Syrie ou la Libye, ne font que favoriser le retour de la menace puissance dix.

Et les Kurdes sont bien les sacrifiés de la grande Histoire. Car la nature a horreur du vide et l’internationale djihadiste, même affaiblie, va ressurgir avec plus de violence encore et de détermination. Damas et Ankara auront au moins un temps un ennemi commun. L’histoire du djihadisme depuis quarante ans l’a prouvé : il profite des failles identitaires et des dissensions géopolitiques régionales des Etats. Nous finissons parfois par ne même plus savoir qui doivent être nos alliés pour défaire nos ennemis, à supposer que les premiers ne soient pas aussi finalement les seconds. Maintenant ou demain. Après 18 ans de guerre, et le déplacement de GI’s américains sous Obama, l’Afghanistan n’a jamais été autant sous contrôle des Taliban, et les négociations et discussions récentes sous égide qatarie entre Américains et islamistes ont une fois encore achoppé. L’Irak n’est pas à l’abri d’un nouveau basculement et la force des milices chiites pro-iraniennes n’a pas fini de jouer la carte de la déstabilisation, soutenu par un Iran en crise. La Syrie, restabilisée après l’effondrement de Daech 1 en 2018, pourrait, avec la nouvelle décision suicidaire du président américain, rebasculer dans le chaos. Et le Rojava, pour les Kurdes des YPG qui ont été nos alliés indéfectibles dans ce combat contre l’hydre djihadiste, disparaître purement et simplement, abandonné par les Occidentaux, les Nations unies, les Américains et le monde. Un communiqué laconique du 7 octobre du coordinateur humanitaire de l’ONU pour la Syrie se contentait de constater : «Nous nous préparons au pire. Nous ne savons pas ce qu'il va se passer.» 

Auréolée d’un fort prestige à l’international, la cause kurde a toujours touché le monde pour sa résilience unique. Particulièrement celle des combattants révolutionnaires kurdes de Turquie qui se battent depuis des décennies pour leur indépendance alors que l’étiquette de terroristes n’a de cesse de leur coller à la peau depuis qu’Ankara les as estampillés comme tels et enfermé en prison leur leader charismatique Abdullah Öcallan. Par peur de la contagion, Ankara s’est toujours méfié des Kurdes syriens à ses frontières. Malgré tout, et alors que leurs voisins ont obtenu davantage d’autonomie, ils ont résisté coûte que coûte et continuent à représenter pour la Turquie une menace existentielle. Alors qu’ils disposent d’une certaine autonomie dans le nord de la Syrie et au Kurdistan irakien, la peur d’une création ex-nihilo d’une zone internationale kurde pouvant regrouper les trois entités auto-proclamées indépendantes n’a jamais été toléré par le pouvoir turc. Or, l’invasion du nord de la Syrie, évacué des Américains, par l’armée turque représente un danger bien plus grand pour la région que pour la simple Turquie erdoganiste. Et pour le monde.

Car premièrement, c’est lancer un bien mauvais signe à des alliés qui nous ont aidé par la force et la détermination des Pechmergas à éradiquer Daech 1 et ne favoriser que l’émergence d’un Daech 2. La réaction de Donald Trump minorant le rôle des Kurdes dans l’effondrement de l’Etat islamique et surjouant le génie américain et l’excellence et satisfaction du travail bien accompli est la preuve que ces derniers n’étaient que des pions coincés entre des intérêts impériaux divergents : «We did our job perfectly», tweetait le président américain le 10 octobre 2019. Dans le même temps, laisser l’armée turque régler le sort des Kurdes pose un cas de conscience universelle que les Nations unies porteront longtemps comme un fardeau de complicité et de lâcheté dans un monde ou le multilatéralisme s’effondre. Car non seulement, c’est faire le jeu d’une Turquie, déjà accusée depuis 2014 de faciliter les choses à l’Etat islamique, pendant que nous nous battions à la fois contre lui malgré l’écran de fumée bachariste qui commettait tout autant de crimes humains contre sa propre population.

Deuxièmement, la déstabilisation du nord de la Syrie renvoie autant la question du sort non réglé de Bachar el Assad que l’agressivité sans limite de la politique néo-ottomane d’Erdogan. Turquie toujours membre de l’OTAN donc manifestement alliée tout de même à l’administration américaine.

Troisièmement, les Kurdes jouaient le rôle de geôliers bien confortables pour nous. Mais sans moyen et abandonnés par les Occidentaux, les camps de combattants étrangers, comme de femmes et d’enfants et mineurs livrés à eux-mêmes, venus rejoindre la terre de Chams depuis cinq ans étaient devenus des mourroirs. Ils pourraient devenir des accélérateurs pour accéder au paradis. Les camp d’Al Hol et de Derik, sont devenus le symbole et un exutoire confortable, notamment pour les gouvernements européens incapables de prendre leurs responsabilités afin de rapatrier leurs concitoyens radicalisés pour les juger sur leurs propres sols. Sans compter les centaines d’enfants nés en Syrie dans le malheur, qui n’ont rien demandé à personne et qui sont élevés dans la haine des mécréants dès leur plus jeune âge. Tant de familles européennes ont exigé en vain leur retour pour essayer de les sauver. Au pire, les plus faibles, femmes et enfants, risquent la mort face aux attaques turques. Au mieux, les plus vaillants des camps de Roj, Aïn Issa et Qamishli s’enfuiront pour poursuivre leur combat et essayer de rejoindre Idlib, l’actuel bastion d’irréductibles djihadistes.

Quatrièmement, la déstabilisation en cours dans le nord de la Syrie renvoie désormais aussi à ceux qui se satisfaisaient de la chute de Rakka le parfum d’un doute sur leurs profondes convictions matinées de naïveté lorsqu’ils brandissaient le drapeau de la liberté pendant que le noir et blanc était enterré… provisoirement. Alors Daech est mort, vive Daech ? Non puisque le Rojava kurde sur le point de s’effondrer va rouvrir une brèche, que le chercheur belge Rik Coolsaet considère comme une fenêtre d’opportunité pour reprendre la lutte.

Un rapport du conseil de sécurité des Nations unies estimait déjà le 15 juillet 2019, que, en tout et pour tout, près de 30 000 combattants de Daech 1 étaient emprisonnés ou s'étaient évaporés dans la nature en Syrie et en Irak : «Parmi ceux qui se sont rendus au prétendu "califat", 30 000 pourraient être encore en vie et leurs projets resteront une préoccupation au niveau international dans les années à venir. Certains rejoindront peut-être Al-Qaïda ou d’autres groupes terroristes qui pourraient apparaître. D’autres deviendront des dirigeants ou des agents de radicalisation, notamment dans les prisons s’ils sont effectivement poursuivis en justice par des États membres qui ne sont pas en mesure de faire face à ce problème dans leur système pénal.» Voilà qui est prometteur pour notre sécurité, alors même qu’une bonne partie d'entre eux pourraient au moins croupir dans nos prisons plutôt que d'être dispersés. Or, depuis la chute de Rakka le 18 octobre dernier 2018, les appétits comme la détermination des djihadistes enfermés dans les camps tenus par les Kurdes n’attendaient que la fuite pour reprendre les armes ou la mort en martyrs. Les camps du Kurdistan syrien n’étaient qu’une zone de transit pour des milliers de combattants qui rêvaient aussi de rejoindre d’autres terres de djihad.

Enfin, de nouvelles vocations sont déjà en train d’émerger dans l’inconscient djihadiste universel. Car certains n’osaient franchir le cap et il est plus que probable que dans la tête de milliers de jeunes à la dérive, un fort sentiment de frustration, de haine et de déception se soit emparé de leur esprit depuis la chute de Daech 1, a eu le temps d'essaimer par un phénomène de franchises dans plus de 40 pays. Pire : l’Etat islamique, qui a survécu plus que vécu trois ans, pourrait rapidement basculer dans le registre des grands mythes du monde arabo-musulman qu’il faut ressusciter à tout prix contre l’arrogance et la folie occidentale. Quels que soient les moyens, quelle que soit la durée. Car une idéologie ne meurt jamais. Elle se diffuse de manière insidieuse et ne peut plus être arrêtée. Comme un virus sans remède adéquat. Le projet de Califat sur la Syrie et l’Irak n’était pas un projet nihiliste. C’était un projet effroyable, mais c’était un projet de résistance et de vengeance pour des milliers d’individus humiliés, détruits, lessivés dans un monde uniformisé et occidentalo-centré devant l’éternel : pour le moment on parle d’une armée potentielle de 12 000 âmes et … 120 000 sympathisants prêt à ressusciter le califat. Que dire aussi de ceux qui vont regarder inconscients le massacre des Kurdes par un pays non arabe et indirectement complice des Occidentaux ? Pourquoi ne doit-il plus rester comme seul alliés des Kurdes que l’armée de Bachar el Assad, leur ancien ennemi, avec qui ils viennent de conclure un accord de protection ? Merci, Monsieur Trump, pour l’apocalypse annoncée.