Nous vivons dans une période de relatif calme en Europe après ce que nous avons traversé entre 2015 et 2017. Daech serait mort, et c’est bien ainsi. Pourtant, un récent rapport du Conseil de sécurité des Nations Unies du 15 juillet 2019 dressait un état des lieux de la situation tout aussi alarmant que celui que nous développons dans notre livre Daech la suite paru récemment. Parmi de nombreuses données, l’ONU a retenu qu’environ 30 000 combattants du Califat avaient disparu, sur l’estimation haute de 80 000 au total, et que l’organisation posséderait encore, répartis de-ci et de-là, entre 50 millions et 300 millions de dollars de richesses (cash, comptes déguisés ou tenus par des proches des terroristes).
Beaucoup d’intervenants dans les médias ont cherché à minorer la menace pourtant bien présente actuellement et à se satisfaire de l’effondrement de l’État islamique après la chute de Raqqa en 2018. Comme si l’histoire de ces vingt dernières années avait démontré que la fin d’un mouvement terroriste lié à l’islamisme ne laissait place à l’émergence d’aucune autre structure héritière du mouvement passé ou évolutive ! C’est faux. Le djihadisme international, quelle que soit sa forme initiale, a toujours su se métamorphoser et se restructurer. Le nier, c’est oublier que les mouvances djihadistes, depuis l’Afghanistan jusqu’au Sahel et dans la péninsule Arabique, sont dotées d’une forte capacité de résilience idéologique.
Chaque attentat passé, en France ou en Occident, nous conduit inévitablement à nous interroger sur la géopolitique mondiale de l’islamisme et sur la puissance de captation d’une idéologie matérialisée sur un territoire disparu, la terre de Cham (Terre du Levant, ndlr.), mais qui en réalité n’en serait devenue que plus puissante et universelle. Que ce soit par la volonté d’abattre un État ou d’en construire un nouveau, l’idéologie djihadiste a toujours attiré des jeunes du monde entier depuis des décennies. Elle a toujours su se redéployer sur d’autres territoires à conquérir, à déstabiliser, ou qui se révélaient plus porteurs au moment où l’une des causes de djihad qu’ils défendaient commençait à s’effondrer. Les combattants d’Afghanistan «victorieux» de l’URSS se sont retrouvés en Algérie ou au Sahel au moment où d’autres guerres islamistes survenaient. Où seront demain les vétérans de Daech ? Sur quels combats futurs ? Ce n’est pas un hasard.
Ce qui risque de se passer avec les combattants déçus de Daech s’est déjà produit auparavant. Ce n’est donc plus seulement la question d’un danger représenté par des combattants aguerris de retour de Syrie ou d’Irak, mais bien celle d’une armée de l’ombre dont la vocation pourrait se déclencher par frustration que le projet daechiste n’ait matériellement tenu que trois ans et demi, mais également abreuvés par une propagande encore quotidienne sur les réseaux et par l’idée qu’un complot, un de plus, est à l’origine de l’effondrement de leur «rêve» de résurrection de l’homme musulman nouveau sur une terre nouvelle. L’idéologie germe et continue son chemin, car à même terreau de prédilection et de recrutement, il n’y a, hélas, pas de raison que, sur la base d’un énième projet salvateur, d’autres jeunes ne trouvent pas en ce dernier une raison réactualisée de donner un sens à leur existence ou à leur mort. Et les terrains de djihad sont plus nombreux que jamais, avec d’extraordinaires perspectives porteuses, comme en Asie.
Pourtant ce qui s’est passé avec Daech est unique dans l’histoire contemporaine. Sur une armée de près de 80000 soldats, Daech a attiré en cinq ans entre 20000 et 30000 combattants étrangers venus du monde entier, de près de quatre-vingts pays.
Daech en Afghanistan a accueilli pour la première fois, fin 2017, après la chute de Raqqa, la capitale de l’État islamique déchue, de jeunes djihadistes francophones, et pourrait constituer pour eux une zone et de repli et de ressourcement avant de reprendre le combat de plus belle. Ils pourraient même espérer faire de l’Afghanistan, pays en guerre depuis quarante ans et où l’influence des Taliban n’a jamais été aussi importante, une nouvelle Syrie. D’autres pays sont dans le collimateur : le Pakistan, les Philippines, l’Indonésie.
Cela signifie que l’idéologie de Daech a non seulement suffisamment infusé pour représenter un corpus idéologique crédible et légitime aux yeux de milliers de jeunes prêts à rejoindre ses rangs, mais qu’à l’heure d’un ultracapitalisme aussi bien marchand qu’idéologique et culturel, elle pourrait s’exporter sur d’autres terres comme une « marque déposée ». Et cela signifie aussi qu’au-delà de ceux qui ont passé le cap et avaient déjà quitté leur pays, un grand nombre, excités par les sites internet et les réseaux sociaux, pourraient être en train de se radicaliser progressivement dans une montée des tensions mondiales autour de l’islam. Ces jeunes ne seraient plus Français, Belges, Anglais, Européens, mais deviendraient avant tout musulmans comme identité de résistance. Les causes qui ont entraîné nombre de jeunes à basculer et à adhérer n’ont à ce jour trouvé aucune solution, tant la prévention de la radicalisation reste très timide de la part des États. Depuis trois ans, tout est investi dans le sécuritaire, mais si peu dans la prévention de la radicalisation en amont, et ce dès l’école. Pour quel motif ? Parce que le temps long de la prévention s’accommode très mal des urgences et des impératifs du Léviathan à assurer la sécurité de la population qu’il administre (Pour reprendre l’expression du philosophe anglais Thomas Hobbes. On évoque ici le rôle majeur de l’État, qui est d’assurer la sécurité de tous ses citoyens ; une mission qui se trouve de plus en plus difficile à remplir face aux nouvelles menaces contemporaines).
L’Europe a dû faire face à « la plus grosse entreprise terroriste de l’histoire ». Mais comment contrer habilement cette nouvelle forme de terrorisme qui se développe sous de multiples entités camouflées en réaction à chaque coup qui lui est porté ? D’autant que la réponse étatique a toujours un temps de retard face aux métamorphoses sinueuses et profondes des internationales terroristes d’aujourd’hui. Auparavant, en particulier sur les attentats organisés par des filières (surtout Paris-Bruxelles-Barcelone, de 2015 à 2017), il y avait encore l’ombre d’une organisation paramilitaire, dont les artisans étaient partis, pour certains, se former en Syrie dès 2012, avant même que Daech soit proclamé, et étaient habitués au maniement des armes et à l’organisation structurée (donc décelable potentiellement par les services de renseignement) d’un attentat. Depuis 2015 et l’appel du calife al-Baghdadi à ne plus venir en Syrie alors qu’il commençait à être en déroute, mais à perpétrer des attentats directement sur le sol européen, avec tout objet qui peut devenir arme par destination, les méthodes et les pratiques terroristes ont changé et sont devenues plus insaisissables, et coûtent surtout beaucoup moins cher ; par exemple, l’attentat de Nice, où un simple camion suffit à commettre un carnage. Les attentats de 2017 et de 2018, à Paris, à Trèbes et ailleurs, furent exécutés avec de simples armes blanches.
La chute de Daech est-elle le début d’une nouvelle ère ? Et si oui, est-ce celle de la paix et du retour à la normale ? En a-t-on fini ? Pourquoi le pire ne serait-il pas à venir, si l’on regarde le sens de l’histoire depuis les débuts du djihadisme ? Il y a en effet fort à craindre qu’on assiste seulement à un retour au calme provisoire avant la tempête. De nouvelles filières et de nouveaux groupes peuvent se reconstituer partout dans le monde. L’idéologie fermente mondialement et les graines sont en train de germer. Les attentats isolés se multiplient déjà. Le 31 mai 2017, attentat à Kaboul, en Afghanistan, dans le quartier diplomatique : 150 morts et 400 blessés. Le 15 septembre 2017, une bombe artisanale explose dans le métro de Londres, faisant 29 blessés : Daech revendique l’acte. L’attentat de Carcassonne et de Trèbes, le 23 mars 2018, revendiqué probablement de manière opportuniste, l’a rapidement été par une «antenne» cachée de Daech, via son agence de presse. En novembre 2018, l’attentat au couteau à Melbourne a été revendiqué par Daech, la seconde fois en Australie, après l’attentat du 5 juin 2017 dans la même ville. En Égypte, le 25 novembre 2017, un attentat islamiste fait 305 morts dans une mosquée de Bir al-Abed. En Russie, le 18 février 2018 : fusillade à la sortie d’une église orthodoxe, revendiquée par l’EI, 5 morts. Le 26 avril 2018, au Mali : attentat terroriste perpétré par deux djihadistes de toute évidence liés à Daech, 43 morts. Le 21 avril 2019, au Sri Lanka : huit attaques ont provoqué la mort de 257 personnes, dont beaucoup de chrétiens.
Le terrorisme a pour but de nous faire vivre dans la peur, et il le fait sur une majorité de continents et dans près de trente pays, avec des cibles récurrentes : Afghanistan, Pakistan, Irak, Syrie, Égypte, Nigeria, Mali, Somalie, France, Royaume-Uni, Belgique, Allemagne, États-Unis, etc. Par dizaines de morts ou simplement quelques blessés, la menace djihadiste «existe», tout cela afin d’occuper le temps et l’espace tandis que la restructuration et la dissémination des djihadistes se poursuivent sur de nouveaux terrains de combat et d’agitation. Mieux : c’est l’occasion, après une première expérience de califat réussie, puisque matérialisée alors que personne n’y avait cru, de tenter désormais l’expérience ailleurs et de développer ou de renforcer des territoires acquis à la cause depuis l’Asie, comme les Philippines ou l’Indonésie, l’Afrique centrale et de l’Ouest – au Nigeria notamment, avec le califat de Sokoto –, ou les Balkans : la Bosnie-Herzégovine est de fait un territoire sensible, où le massacre des musulmans de Srebrenica, en 1992, a reçu la qualification de génocide. Il suffirait donc de l’invoquer pour le venger et en faire une cause nouvelle de combat, cette fois-ci au cœur même des frontières terrestres de l’Europe. Ce n’est pas un film d’horreur dont nous écrivons le scénario. La cause djihadiste regarde vers l’avenir, mais préserve le passé. Il ne faut pas oublier les terres d’origine du djihad, qui n’ont jamais été expurgées définitivement du mal : les FTF (Foreign Terrorist Fighters) sont suffisamment endoctrinés, galvanisés, et déterminés à aller jusqu’au bout pour ne pas rentrer chez eux et finir en prison. Bien au contraire, ils sont plutôt prêts à se rendre sur des lieux de «ressourcement». Car le premier Daech fini, le retour aux origines permettra probablement de reprendre de la force idéologique et physique : Afghanistan et Sahel sont de parfaites poches de repli, le temps de se refaire. Le premier Daech serait-il un premier signe lancé ? Voire un signe divin ? C’est une possibilité : Damas et Bagdad, capitales historiques de vrais grands empires civilisationnels purifiés de leurs mécréants, n’ont jamais été aussi près de renaître. Avec l’internet, ce n’est plus un petit territoire régional et localisé, à l’existence temporaire : c’est un gigantesque territoire virtuel mondial qui peut se développer éternellement. Grâce à sa force de résilience prévisible dès à présent et visible avec la multiplication actuelle des attentats en Syrie et en Irak, Daech est une marque de fabrique postmoderne, une franchise qui se développe à vitesse grand V et qui risque de s’accélérer, nourrie par la rancœur, la haine, la fuite en avant. Le mouvement post-Daech, lui, est devenu planétaire : Syrie, Libye, Égypte, Turquie, Liban, Nigeria, Niger, Tchad, Cameroun, Russie, Algérie, Yémen, Philippines, Arabie saoudite, Gaza, Tunisie, Pakistan, Afghanistan, Mali, Burkina Faso, Somalie, Bangladesh, Indonésie, France, Belgique, États-Unis, Canada, Allemagne, Royaume- Uni, Danemark, Inde, Kenya, Australie, Iran, Israël, Espagne. Et le monde d’aujourd’hui fait fructifier ces internationales terroristes. Quel autre mouvement terroriste a été aussi rapidement présent dans autant de pays après son soi-disant échec ?