S-400 en Turquie : un succès russe à nuancer, par Philippe Migault

Pour le spécialiste des questions stratégiques Philippe Migault, si la livraison à Ankara de S-400 est un signal diplomatique fort, Moscou devrait rester prudente face à « la fiabilité turque vis-à-vis des partenaires ou alliés des plus douteuses ».

Cela a quasiment fini par devenir le marqueur de référence. Vous n’appartenez pas aux clients de Washington : vous êtes mûr pour acheter du S-400 si ce n’est pas encore fait. Biélorussie, Chine, Inde, Iran, Irak… Le système de défense anti-aérienne élargie produit par l’entreprise russe Almaz-Anteï truste les contrats et les prospects.

Pour la société, huitième groupe mondial en 2018, c’est un succès commercial logique. Le S-400, de l’avis de nombreux experts occidentaux, est sans équivalent dans le monde.

Certes cela reste à démontrer. D’une part parce que le système n’a encore jamais été testé au combat, d’autre part parce que sa portée de 400 kilomètres dépend du missile 40N6, officiellement entré en service en mars 2018 mais sur lequel des doutes demeurent.

Ces réserves faites, il semble sûr que le dispositif surpasse aisément le THAAD américain, a fortiori le Patriot PAC-3. La famille Aster européenne, une fois élargie aux Block-1NT, voire Block-2, ne pourra rivaliser qu’à moyen terme en termes de performances, faute de pouvoir le faire sans doute sur les coûts d’acquisition.  

 

Pour la Russie, chaque nouvelle signature de contrat est un succès commercial mais aussi un succès diplomatique d’envergure. Chaque client acquérant le système prend en effet le risque de faire un pied de nez aux Américains et à leur politique de sanctions CAATSA.

Dans le cas de la Turquie, celle-ci accepte non seulement de s’exposer à cette dernière, mais devrait même se voir privé des avions de combat F-35 dont elle avait passé commande. Un geste fort, signifiant que les Etats-Unis ne peuvent dicter aux autres Etats leurs relations avec la Russie, mais aussi un engagement important sur le long terme. Car signer un contrat d’armement de plusieurs milliards de dollars sur un matériel aussi complexe que le S-400 signifie que l’acquéreur s’engage dans une coopération militaro-technique portant sur des années, voire des décennies.

Ce qui est concevable dans le cas de la Chine et de l’Inde, clients habituels du complexe militaro-industriel russe, beaucoup moins dans celui de la Turquie qui, rappelons-le, reste membre de l’OTAN et n’émet pour l’heure aucune envie d’en sortir.

Bien au contraire même. Si en Europe on se demande de plus en plus ce que la Turquie fait dans l’Alliance Atlantique, les autorités turques souhaitent, elles, que Washington revienne sur sa décision de suspendre le contrat F-35 au nom de « l’esprit de l’alliance. »

Comment croire que le dirigeant turc, qui vient par ailleurs d’essuyer un revers électoral important, choisisse de rester droit dans ses bottes si les Etats-Unis décident par leurs sanctions de mettre l’économie du pays à genoux ? 

Et c’est là que les Russes devraient peut-être se méfier. Car la fiabilité turque vis-à-vis des partenaires ou alliés est des plus douteuses. Erdogan a refusé que les Américains opèrent depuis son territoire contre l’Irak en 2003. Il a armé et soutenu l’Etat Islamique en Syrie contre lequel nous sommes en guerre. Après avoir abattu un Sukhoï Su-24 en Syrie et montré ses muscles aux Russes, il est piteusement allé à Canossa lorsque Vladimir Poutine a décrété des sanctions économiques contre la Turquie.

Comment dès lors croire que le dirigeant turc, qui vient par ailleurs d’essuyer un revers électoral important, choisisse de rester droit dans ses bottes si les Etats-Unis décident par leurs sanctions de mettre l’économie du pays à genoux ? Erdogan, au pouvoir jusqu’en 2023, entend bien renouveler son mandat. Dès lors on le voit mal ne pas faire machine arrière dans ses relations avec la Russie.

Cela pourrait permettre aux Américains – et aux Israéliens – de venir décortiquer sur place les S-400 russes pour savoir de quoi ils sont capables s’ils doivent un jour opérer contre eux au Moyen-Orient ou ailleurs. Ils ont déjà eu l’occasion de le faire avec les S-300 ukrainiens… Paranoïa ? Peut-être mais sait-on de quelles garanties disposent la Russie, ses forces armées, Almaz-Anteï, en matière de non diffusion de leurs technologies ? Certes on n’exporte jamais la meilleure version de son matériel. Mais alors qu’Erdogan annonce vouloir coproduire le S-500, la génération suivante, avec Moscou, le Kremlin doit sans doute se poser des questions.

 

Evidemment on peut envisager le scénario inverse. Qu’Erdogan choisisse la posture de l’homme inflexible sous la pression, même américaine, pour remporter les suffrages de Turcs volontiers nationalistes

Evidemment on peut envisager le scénario inverse. Qu’Erdogan choisisse la posture de l’homme inflexible sous la pression, même américaine, pour remporter les suffrages de Turcs volontiers nationalistes et hostiles aux Etats-Unis. Non expulsable de l’OTAN, la Turquie pourrait même choisir de la quitter, dans une démarche gaullienne poussée au bout de la logique. Mais même dans ce cadre la Russie devrait être prudente. Car Erdogan n’est pas éternel. Tous les putschs ne ratent pas. Et une sortie de la Turquie de l’OTAN est très difficilement concevable.

Pas tellement parce qu’elle affaiblirait le flanc sud-est de l’Alliance. Celle-ci dispose avec les infrastructures grecques, chypriotes, israéliennes, avec ses moyens navals et aériens, d’une suprématie militaire incontestée en Méditerranée orientale, même en cas de retrait turc. Une sortie de la Turquie n’est pas synonyme par ailleurs d’une remise en cause de la convention de Montreux de 1936 permettant à la flotte russe de la mer Noire – à la puissance toute relative vis-à-vis de l’OTAN – de franchir les détroits comme bon lui semble.

Mais quitter l’OTAN, complètement, c’est créer un précédent. Signifier qu’il est possible de s’affranchir de la tutelle américaine comme les Britanniques, en optant pour le Brexit, ont signifié qu’ils pouvaient renoncer au modèle de construction européenne proposé. Impensable. Car de tels appels d’air provoqueraient d’autres défections. A Washington et à Bruxelles, on doit donc impérativement faire échec à ces élans souverainistes. Faute de voir se détricoter tout l’écheveau du système clientéliste occidental.

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