Un constat amer pour Trump
Il est tout d’abord indéniable que l’assassinat de l’éditorialiste saoudien a considérablement gêné le président américain Donald Trump, lequel s’est évertué depuis un an et demi à présenter le probable commanditaire du crime, à savoir le jeune prince héritier Mohamed Bin Salman (surnommé MBS), comme un réformateur et un partenaire fort des Etats-Unis avec lequel il prétendait entretenir «une grande amitié». Pour Trump, le constat est donc amer. D’une part parce que l’attitude de MBS met en évidence le fait que l’Arabie saoudite est un partenaire peu fiable. D’autre part parce que ce meurtre a donné l’occasion au président turc Erdogan, avec qui le président américain était en froid, de se repositionner aux yeux de l’opinion publique internationale en se plaçant du côté de la victime, tout en dénonçant habilement – sans jamais nommer personne – la responsabilité du gouvernement saoudien.
Roland Lombardi, docteur en Histoire contemporaine et spécialiste en relations internationales, l’explique très bien : «Les principaux médias américains, en guerre ouverte avec Trump, se sont servis de Khashoggi pour atteindre le locataire de la Maison Blanche et attaquer sa politique de soutien aveugle au prince héritier saoudien [...]. Les Turcs, quant à eux, en ont profité pour mettre sous pression le royaume saoudien, leur grand rival régional, et ainsi redorer leur blason auprès de Washington [...]. L’administration Trump, très gênée au début, a toutefois su trouver, finalement, la parade et accroître sa mainmise sur le jeune prince, comme on l’a vu avec la déclaration américaine appelant à la fin de la guerre au Yémen.»
Si le scandale Khashoggi a eu pour conséquence de remettre en lumière la guerre qui oppose l’Arabie saoudite et l’Iran au Yémen, laquelle aurait fait près de 70 000 victimes (selon les chiffres d’un groupe de recherches associé à l’université du Sussex, cités par The Indépendant), il marque aussi le manque de courage des diplomaties occidentales vis-à-vis d’un régime saoudien autoritaire et archaïque qui n’hésite pas à faire assassiner ses opposants. On retiendra ainsi qu’à l’exception de l’Allemagne ou du Canada, nos démocraties sont en général plus promptes à critiquer ou mettre sous embargo la Russie qu’à condamner fermement les atteintes aux droits de l’Homme dans le royaume saoudien. «Nos médias, nos diplomates et nos dirigeants politiques occidentaux – surtout Français – ont une fâcheuse tendance à se montrer moins fermes avec l’Arabie saoudite qu’avec la Russie», analyse Roland Lombardi. «Les raisons sont multiples. D’abord, un alignement sur les Etats-Unis, un atlantisme qui a la vie dure [...]. Puis, bien sûr, des raisons financières et commerciales.»
Khashoggi était en fait un homme du sérail
Jamal Khashoggi défendait l’idéologie des Frères Musulmans
S’il y a encore une chose que l’on doit retenir de l’affaire Khashoggi, c’est la façon dont les médias européens et américains ont abordé le parcours politique de la victime, comme ses sympathies religieuses.En effet, si personne ou presque n’a fait l’impasse sur son appartenance à la mouvance des Frères musulmans, peu de journalistes ont abordé dans le détail les positions qu’il défendait. Or, l’organisation islamo-politique dont il diffusait la pensée, créée en 1928 en Egypte par Hassan Al Banna, préconise l’instauration de la charia partout où vivent des musulmans, ainsi que le retour au califat. Les principaux membres fondateurs d’Al Qaïda, à commencer par Ayman al Zawahiri, l’actuel numéro 1 de l’organisation, ont d’ailleurs fréquenté les rangs de la confrérie égyptienne, tout comme Abdallah Azzam qui fut le mentor d’Oussama Ben Laden. Ajoutons à cela que l’organisation islamiste est considérée comme la matrice du Jihadisme contemporain, et qu’elle est au passage parrainée et financée par le Qatar et la Turquie, tous deux adversaires politiques de Ryad …
Enfin, il ne faut pas oublier qu’avant de rejoindre les positions politiques de la confrérie égyptienne, Khashoggi avait, durant des années, soutenu le régime wahhabite saoudien, conseillant le très redouté chef des services secrets du royaume, Turki Al Fayçal. Rien de très progressiste, donc, pour un journaliste que l’on a présenté un peu vite comme un ardent partisan, voire un martyr de la liberté d’expression, ainsi que l’explique Roland Lombardi : «Il était un fervent défenseur des Frères musulmans comme le confirment ses tribunes. N’étant plus en sécurité dans le Royaume, et sûrement alerté de la grande purge que préparait Mohammed Ben Salmane, il a quitté le pays en septembre 2017 et s’est réfugié aux États-Unis où il est devenu chroniqueur pour le Washington Post […]. Mais Khashoggi était en fait un homme du sérail, de cet ancien "système" saoudien que MBS s’est efforcé de mettre à bas.»
Comparé à l’Arabie saoudite, l’Iran apparaît en effet aujourd’hui comme un régime plus stable et plus mature politiquement
Au delà du crime, une faute politique
Ce que nous enseigne l’affaire Khashoggi, c’est qu’au-delà du crime, il y a, à l’évidence, une énorme faute politique de MBS qui a fragilisé durablement le régime saoudien, déjà en proie à plusieurs formes de contestation à l’intérieur de ses frontières. La mort du journaliste peut-elle pour autant induire un changement de donne géopolitique dans le royaume, et plus largement au Moyen-Orient ? C’est une question que l’on est droit de se poser, tant elle a impacté – au moins symboliquement – le monde arabe, une partie de sa jeunesse et de ses élites percevant désormais Jamal Khashoggi comme l’ultime victime d’un des régimes oppresseurs dénoncés par les Printemps arabes.
Autre point important : cet assassinat politique, qui a déstabilisé le royaume et terni l’image du jeune prince héritier, risque de remettre en question durablement la crédibilité de la stratégie de diabolisation de l’Iran voulue par l’axe Washington, Jérusalem et Ryad. Comparé à l’Arabie saoudite, l’Iran apparaît en effet aujourd’hui comme un régime plus stable et plus mature politiquement…
Le meurtre du journaliste donne enfin un avantage diplomatique certain au Président turc Erdogan qui a fait depuis le début de «l’affaire» un sans-faute sur le plan politique, et se positionne – pour l’heure – comme le grand leader de la région, faisant – presque – oublier ses propres dérives sur le plan intérieur.