A chaque départ du Tour de France, on se prend à rêver. «Nous allons vers un tour toujours plus propre», «le dopage n’a plus droit de cité dans le peloton»… Chacun sait qu’il est physiologiquement impossible de maintenir une vitesse moyenne de 40 km/h pendant trois semaines de course, jalonnée d’obstacles redoutables, en marchant à l’eau claire et au courage. Mais qu’importe. Cyclistes, organisateurs, sponsors et médias, pas dupes pour un sou, récitent chaque année la même fable. Avec le même enthousiasme, le même optimisme de façade. Cette fois, allez, c’est la bonne !
Il en va à peu près de même entre les dirigeants européens et la presse dès que l’on traite de l’Europe de la défense. Chacun sait que le projet du moment va capoter comme les précédents mais chacun fait mine d’y croire. Par militantisme européen. Parce que le politiquement correct l’exige. L’accord donné par l’Allemagne à la constitution d’une force commune européenne d’intervention, salué par les médias français, n’échappe pas à la règle. Il finira, comme les autres, aux oubliettes.
Il suffit de lire entre les lignes pour le comprendre.
Qu’a dit Angela Merkel ? Qu’elle était prête à engager des moyens allemands au sein d’une «force d’intervention européenne», permettant à l’Union européenne de s’engager militairement sur des «théâtres d’opérations extérieurs.» Formidable ! Cela va dans le sens des missions de Petersberg, concept défini par l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) en 1992, repris par l’UE ensuite, notamment dans le cadre du Traité de Lisbonne. Les 27 réaffirment donc leur volonté d’être en mesure de conduire des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix, similaires à celles qui ont été conduites dans les Balkans dans les années 1990, mais aussi de pouvoir conduire des missions humanitaires ou d’évacuation de ressortissants dans des zones de crise. Les «nombreuses armées européennes», que Madame Merkel espère intégrer au sein de cette «force d’intervention européenne, vont donc venir renforcer la «force de réaction rapide» européenne décidée en 1999 et opérationnelle depuis 2003. Forte de 100 000 soldats, de 400 avions de combat, de 100 navires de guerre, celle-ci a déjà belle allure. Avec ce renfort, elle devrait nous permettre d’intervenir en Afrique, au Moyen-Orient, partout où la paix et la liberté l’exigent. Reste à régler les questions de synergie et de commandement entre les deux forces, l’ancienne et la nouvelle.
Ce qui devrait être facile puisque la «force de réaction rapide» en question n’a en fait, jamais vu le jour. Comme tous les autres projets européens de ce type. Après l’échec de la «force de réaction rapide», peut-être trop ambitieuse, les Européens ont bien essayé de construire une capacité d’intervention européenne à leur niveau. Ils ont constitué des Groupements tactiques interarmées (GTIA) multinationaux de 1 500 hommes chacun, fédérant, souvent sur une base régionale, les moyens de différents Etats. De «gros régiments» susceptibles d’être déployés rapidement sur un théâtre d’opérations et n’exigeant pas de moyens trop lourds. Théoriquement opérationnels depuis onze ans, aucun d’entre eux n’est jamais allé au feu. Pourquoi ? Parce qu’aucun Etat européen en dehors de la France ne veut combattre en dehors du cadre Otanien.
Pour les Allemands, l'enjeu est industriel
Il ne faut d’ailleurs pas se leurrer. Si l’équipe Macron affiche son volontarisme, les militaires français, s’ils font mine de s’enthousiasmer pour ce genre de projet, n’ont surtout pas envie qu’une telle usine à gaz voit jamais le jour. Pour eux aussi, particulièrement pour les marins et les aviateurs, habitués depuis 1949 à coopérer étroitement avec les forces armées américaines et britanniques, l’Alliance Atlantique est l’Alpha et l’Omega. Constituer un énième machin européen, qui ferait doublon, n’aurait aucun sens… Du point de vue de l’armée de terre, on sait pour d’autres raisons à quoi s’en tenir. Habituée à voir tomber ses hommes en première ligne au Mali pendant que les Allemands s’occupent de la logistique et de l’entraînement des autochtones à l’arrière, elle sait qu’en dehors des Britanniques, les autres Européens ne sont pas prêts à se battre, c’est-à-dire à tuer en s’assumant, et à mourir pour sa patrie autrement que dans un cadre de stricte défense territoriale.
Angela Merkel l’admet parfaitement en filigrane, lorsqu’elle rappelle que la Bundeswehr, par ailleurs totalement inopérationnelle, restera dans le cadre de cette «force d’intervention européenne» sous le «commandement du Parlement» allemand. L’Allemagne, gouvernée par une coalition CDU-SPD ayant la religion du pacifisme, n’acceptera une fois de plus de déployer ses militaires qu’à condition qu’ils ne prennent part à aucun engagement, sauf – et encore – par accident. On peut d’ailleurs soupçonner Madame Merkel de se moquer discrètement des Français lorsqu’elle évoque la future «culture militaire stratégique commune» de la future force. Car il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de culture commune de ce type entre la France et l’Allemagne. Encore moins entre les 27.
Pour les Allemands, l’enjeu, comme d’habitude n’est pas militaire. Il est industriel. «La défense européenne est très importante. A partir des 180 systèmes d'armement qui coexistent actuellement en Europe, nous devons parvenir à une situation similaire à celle des Etats-Unis, où il y a seulement 30 systèmes d'armement», a déclaré la chancelière allemande. Avec en tête un objectif très clair : faire du marché européen de l’armement, chasse gardée américaine, une chasse gardée allemande. Sous-marins, blindés…etc : l’Allemagne multiplie les projets de programme communs tout en constituant, peu à peu, une armée multinationale équipée d’armements allemands.
Paris rêve d’une Europe puissante. Berlin rêve, de la Ruhr à Hambourg, de Brême à la Bavière, d’une industrie de défense puissante, vendant ses produits comme des petits pains à des clients à son image, respectueux des droits de l’homme, pacifistes, n’acceptant le combat qu’en cas d’agression contre l’Europe.
Après la guerre à l’arrière, l’armement pour du vent en somme.