Soixante-cinq millions de dollars. Sur un budget de la défense américain de 717 milliards de dollars en 2019 – 14 fois le montant du budget russe pour 2018 – c’est une goutte d’eau dans la mer. Mais cette modeste ligne budgétaire concerne tous les Européens. Car ces fonds sont destinés au développement d’une tête nucléaire, la W76-2, dont les caractéristiques indiquent que les Etats-Unis sont prêts à un affrontement nucléaire en Europe dans le cadre d’un conflit éventuel avec la Russie.
Nom de code : W76-2
Destinée à être lancée depuis les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) américains par un missile stratégique Trident II D5, la W76-2 ne s’inscrit pas dans le cadre du classique équilibre de la terreur. D’une puissance faible, 6,5 kilotonnes, pas même la moitié de la bombe larguée sur Hiroshima (15 kt.), ce n’est pas une arme anti-cités, ou conçue pour détruire les sites de lancement de missiles russes. Destinée à s’intégrer à un arsenal américain allant de la bombe miniaturisée sous-kilotonnique au missile intercontinental mégatonnique, elle pourrait presque passer pour un gadget supplémentaire du Pentagone. C’est une arme tactique, une arme de champ de bataille. Sauf que ce champ de bataille se situerait probablement entre Kaliningrad et l’Oural.
Certes, on pourrait concevoir que la W76-2 soit conçue afin de frapper une puissance atomique de second rang, telle la Corée du Nord, afin de détruire ses installations sans anéantir le pays. On pourrait aussi imaginer qu’elle soit employée contre un Etat «du seuil», tel l’Iran, afin d’anéantir son programme nucléaire pour complaire à monsieur Nétanyahou. Sauf qu’un missile Trident II D5 n’est pas le vecteur le plus approprié pour mener une frappe de haute précision contre des installations nucléaires profondément enterrées.
Arme de faible puissance, missile permettant de frapper partout dans le monde en moins d’une heure : le couple Trident II D5 / W76-2 semble en revanche taillé sur mesure pour le programme Prompt Global Strike (PGS). Ce dernier – pour l’heure en tout cas – ne prévoit que des frappes conventionnelles extrêmement puissantes, conduites à l’aide d’armes de haute précision, sur des objectifs stratégiques. Mais il peut parfaitement se concevoir avec des armes nucléaires dans les premières phases d’un conflit de haute intensité avec une puissance atomique, afin de priver cette dernière d’une série d’installations – centres de communication, chaîne d’alerte radars, ports et autres infrastructures stratégiques – lui permettant de livrer une bataille nucléaire graduelle, c’est-à-dire de conduire des frappes nucléaires lui permettant d’atteindre ses objectifs sans monter, d’emblée, au niveau du nucléaire stratégique. Or la seule puissance nucléaire correspondant à ce schéma est la Russie.
Retour du scénario tactique de la guerre froide
Celle-ci, qui se trouve aujourd’hui face à l’OTAN dans une situation d’infériorité conventionnelle plus dramatique que celle que connaissaient les Occidentaux vis-à-vis du Pacte de Varsovie, n’a jamais caché qu’elle s’autorisait à ouvrir le feu nucléaire en premier dans le cadre d’une agression, même menée avec des moyens conventionnels, mettant en danger la survie du pays ou de l’Etat. Ce que nous Français étions également disposés à faire, lors de la guerre froide, dans le cadre de la doctrine dite de l’ultime avertissement. Moscou, en conséquence, conserve des milliers d’armes nucléaires tactiques sur l’emploi desquelles le flou est soigneusement entretenu, afin de laisser tout agresseur potentiel dans l’incertitude de sa réaction.
Or le bouclier antimissile balistique (ABM) occidental déployé en Europe peut, partiellement, interdire à la Russie une contre-attaque nucléaire en cas d’offensive otanienne, estime-t-on au Kremlin. Celui-ci, qui a fait part de ses craintes vis-à-vis de ce dispositif, a, à plusieurs reprises, évoqué le scenario d’une frappe en Europe centrale contre les installations ABM de l’OTAN, afin de rétablir une certaine parité en cas d’affrontement et ne pas, de la sorte, monter de suite aux extrêmes.
Réponse du berger à la bergère, le développement de la W76-2 vient signifier que les Américains n’entendent non seulement pas se priver de leur bouclier ABM, mais sont prêts à livrer la bataille nucléaire entre Kaliningrad et l’Oural si la Russie devait utiliser ses propres armes tactiques. Nous sommes donc repartis, comme au temps des SS-20 et des Pershing, dans un scenario de guerre nucléaire qui laisserait l’Europe en ruine tout en épargnant les Etats-Unis…
Et le développement de cette arme n’était même pas nécessaire. Comme l’ont fait remarquer un collectif d’organisations américaines dans une lettre à Mitch McConnell, leader de la majorité républicaine au Sénat, les Etats-Unis disposent déjà de plus d’un millier d’armes nucléaires tactiques de faible puissance, dont plusieurs centaines, des bombes B-61, sont déployées depuis des années en Europe.
Que penser dès lors ? L’Etat profond américain pense-t-il qu’il pourra faire plier la Russie en l’impressionnant, comme la Corée du Nord ? Espère-t-il réemployer les vieilles recettes en entraînant les Russes dans une nouvelle course aux armements ruineuse ? Il est certain, en tout cas, que les décideurs américains font tout ce qu’il faut pour que certaines des armes présentées par Vladimir Poutine, lors de son discours du 1er mars dernier à la Douma, soient réellement développées au lieu de demeurer au stade du prototype.