La fin de l'opération turque en Syrie n'est que la partie émergée de l'iceberg diplomatique

La fin de l'opération turque «Bouclier de l'Euphrate» est la partie visible de ce à quoi ont abouti les tractations secrètes effectuées tant avec les Russes qu’avec les Américains, selon le géopolitologue Pascal Le Pautremat.

RT France : Selon vous, pourquoi la Turquie a-t-elle mis fin à l’opération «Bouclier de l'Euphrate» ?

Pascal Le Pautremat (P. L. P.) : A mon avis, la décision de Recep Tayyip Erdogan s’inscrit dans un jeu de négociations, de tractations, dont nous ignorons, à ce stade, la teneur. Recep Tayyip Erdogan est intervenu dans le nord de la Syrie, comme en Irak d’ailleurs, non pas pour éradiquer les combattants de l’Etat islamique mais, prioritairement, pour contrer les soldats kurdes des Unités de protection du peuple (YPG et YPJ) intégrées au Parti de l’union démocratique (PYD). Car Erdogan estime que le PYD fait partie intégrante du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qu’il combat avec une haine dogmatique.

La Turquie veut, d’un côté, être partie prenante dans la libération du territoire irakien, mais il s’agit aussi pour elle de suivre de près le jeu des milices kurdes, des peshmergas

Il y a encore un an et demi, le régime turc était dans un partenariat commercial avec l’Etat islamique, auquel il achetait du pétrole venant d’Irak, et était plutôt confiant quant à la fragilisation de l’Etat syrien. D’ailleurs, les services de renseignement russes avaient diffusé à l’échelle internationale des photos édifiantes des camions-citernes venant d’Irak et passant la frontière à destination du marché turc, marché noir du pétrole. On voit que la Turquie veut, d’un côté, être partie prenante dans la libération du territoire irakien, mais il s’agit aussi pour elle de suivre de près le jeu des milices kurdes, des peshmergas, parce que le président Erdogan est convaincu qu’ils sont liés au PKK et que ce sont des gens potentiellement dangereux. Pour ce qui est de la Syrie, c’est un peu la même logique : il ne veut pas du tout d’alliance de circonstance avec les Kurdes syriens. Ces derniers, d’ailleurs, le lui rendent bien car ils se méfient des Turcs. Certaines sources affirment même que Turcs et Kurdes étaient sur le point de s’affronter dans le nord de la Syrie, en marge des opérations menées contre l’Etat islamique mais que la Russie et les Etats-Unis ont tout fait pour empêcher cela.

Si la Turquie a pris cette décision c’est que, en contre-partie, elle doit avoir des garanties et avantages

RT France : La visite de Rex Tillerson en Turquie a-t-elle joué ? 

P. L. P. : La fin de l’opération «Bouclier de l’Euphrate» n’est que la manifestation visible de tractations secrètes, de négociations qui ont dû être effectuées tant avec les Russes qu’avec les Américains. Dans ce genre de situation, il y a toujours les éléments invisibles qui, en amont, conduisent à une série événements. Il faut donc être très attentif à ce qui va se passer dans les semaines à venir. On aura peut-être des réponses quant aux changements de stratégie ou de tactique des uns ou des autres. Mais là, ça n'est que la partie émergée de l’iceberg diplomatique des grandes puissances. Il faut attendre pour savoir ce qui ressort de ce jeu de smart powers. Si la Turquie a pris cette décision, c’est que, en contre-partie, elle doit avoir des garanties et avantages. Ou alors, dans la pire de hypothèses, la Turquie souhaite-elle mener une guerre «autrement» contre les Kurdes ? Dans l’immédiat, je perçois mal les raisons réelles qui peuvent motiver cette interruption d’offensive, en dehors de celles énoncées précédemment.

Pour les Turcs, le partenariat et les alliances de circonstance avec les milices kurdes, cela ne passe pas

RT France : Quelles seront les conséquences à court terme de cette opération ? Le fait que la Turquie se retire de Syrie veut-il dire qu’elle ne s’impliquera plus dans ce conflit ?

P. L. P. : Visiblement, les Turcs ne veulent pas être associés à un processus d’offensive avec les milices kurdes. Pour les Turcs, le partenariat et les alliances de circonstance avec les milices kurdes, cela ne passe pas. Est-ce la raison pour laquelle le président Erdogan a voulu faire en sorte que les milices kurdes soient moins partie prenante aux opérations puis s’est retiré ? C’est possible. C’est très difficile de connaître ses motivations, parce qu’il n’y a pas de déclaration officielle, d’explication de sa part. Il est possible que les alliés lui aient dit qu’il était hors de question qu’on se passe des milices kurdes et, surtout, que la Turquie envisage de s’en prendre à elles. Il suffit juste d’être dans le regard tactique et opérationnel pur : les milices kurdes sont extrêmement précieuses. Divers pays européens, les Américains, – comme les Russes et les Iraniens – ont multiplié leurs efforts pour les encadrer, les former et les équiper. Les milices kurdes sont très efficaces, elles procèdent à la reconquête et au contrôle du territoire. En Irak, le constat est similaire. Les peshmergas y sont d’une efficacité extraordinaire. Mais, il ne faut pas tourner autour du pot, Recep Tayyip Erdogan a une haine féroce à leur égard et ne veut surtout pas être associé à eux. Si on l’a vu intervenir ces derniers temps en Irak, il faut savoir que Bagdad n’était pas très content de voir des Turcs arriver dans une zone gérée par les Irakiens et par les Kurdes du Kurdistan autonome. On sait très bien qu’il a des arrière-pensées, il ne veut surtout pas voir les Kurdes se consolider dans la région. Plus ils sont divisés, moins ils seront associés aux grandes puissances, mieux ce sera pour lui. C’est une explication qu’on peut donner à court terme. Mais le sujet est loin d’être clos. C’est à suivre de très près tant la situation est à la fois délicate et tendue.

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