Retour des djihadistes en Tunisie : «Une menace pour la sécurité du pays, un péril pour l'Europe»

Le retour en Tunisie des 800 djihadistes partis de Syrie annoncé par le ministre tunisien de l'intérieur est «un phénomène d'une gravité extrême», assure le politologue Mezri Haddad. Explications.

RT France : Selon le ministre tunisien de l’Intérieur Hédi Majdoub, 800 djihadistes seraient revenus en Tunisie de Syrie. A quel point ce phénomène est-il grave ?

Mezri Haddad (M. H.) : Il est d’une gravité extrême parce qu’il expose au terrorisme 11 millions de Tunisiens et qu’il met en danger la pérennité de l’Etat. Il est grave parce qu’il peut transformer la Tunisie en foyer ou base de replis pour des milliers de terroristes islamistes, constituant ainsi une menace pour la sécurité intérieure, un péril pour nos voisins maghrébins et même pour l’Europe, dont certaines capitales sont à deux heures de vol de Tunis.  

Mais permettez-moi d’abord de préciser ce que l’on entend par djihadistes. A mon sens, il s’agit plus exactement de terroristes mercenaires qui, au nom d’une idéologie néo-fasciste et totalitaire, sont partis tuer, détruire et piller un pays souverain, la Syrie. Cela n’a pu se faire sans le laxisme, voire la complicité active de ceux qui ont gouverné le pays entre 2011 et 2014. Cela n’a pu se faire aussi sans l’implication directe du Qatar dans cette vaste entreprise criminelle d’exportation en Syrie de djihadistes freelance.

Maintenant, pour mesurer la gravité du phénomène, il faut d’abord s’interroger sur le nombre total de ces terroristes islamistes. Selon l’étude de Soufan Group, publiée en décembre 2015, le nombre de «djihadistes» présents en Syrie et originaires de 86 pays serait compris entre 27 000 et 31 000. Une année auparavant, en juin 2014, le même institut new-yorkais spécialisé dans le renseignement, estimait leur nombre à 12 000. En une année donc, de 2014 à 2015, le nombre de terroristes a quasiment doublé. On peut par conséquent logiquement déduire que, malgré les derniers revers et pertes subis par les terroristes en Syrie, leur nombre pourrait atteindre aujourd’hui 45 000.      

Or, toujours selon l’étude de Soufan Group sur le nombre total de terroristes massivement présents en Syrie et sporadiquement en mouvement en Irak, 8 240 viennent de pays du Moyen-Orient, dont 2 500 Saoudiens et 8 000 Maghrebins, la Tunisie étant «de loin le premier pays avec 6 000 djihadistes». Mes propres sources, que je tiens d’amis officiels Syriens, estiment que le nombre de terroristes Tunisiens atteindrait 11 000.

Compte tenu de la déstructuration de nos services de sécurité, les autorités tunisiennes ont tout intérêt à dissimuler les véritables chiffres qui font froid au dos

RT France : Cela signifie t-il que vous doutez du nombre avancé par le ministre tunisien de l’Intérieur ?

M. H. : J’y arrive précisément. J’ai lu comme vous la déclaration de mon compatriote à la tête du ministère de l’Intérieur, mais parfaitement bien renseigné sur ce dossier par mes propres sources locales, j’estime que le nombre des terroristes déjà rentrés en Tunisie est nettement plus élevé que les 800 reconnus. Je me demande d’ailleurs sur quelle base de données et sur quels critères tangibles ou méthode de traçabilité fiable se fonde ce ministre pour avancer un tel chiffre. Nous savons tous que le reflux de ces terroristes, de Syrie vers la Tunisie, a commencé il y a plus d’un an, qu’ils sont munis de faux documents d’identité, que leur point départ n’est pas exclusivement les aéroports turcs mais d’autres lieux d’embarquement arabes et européens, qu’ils rentrent surtout clandestinement par les frontières libyennes délaissées et d’où transitent d’ailleurs armes, argent et produits de contrebande. Tout cela me permet d’estimer le nombre de terroristes déjà rentrés en Tunisie à un minimum de 3 500 éléments.

J’ajouterai que, compte tenu de la déstructuration de nos services de sécurité, de renseignement et de surveillance des frontières et de leur noyautage par des éléments appartenant au parti islamiste Ennahdha, qui est encore aujourd’hui au cœur du régime tunisien et qui est impliqué ou en tout cas compromis dans l’envoi en Syrie, entre 2011 et 2014, de ces jeunes terroristes, les autorités tunisiennes ont tout intérêt à dissimuler les véritables chiffres qui font froid au dos. La minoration de ces chiffres a été d’ailleurs publiquement relevée et dénoncée par des syndicalistes sécuritaires.

RT France : Justement, le syndicat national des forces de sécurité intérieure a proposé de déchoir les djihadistes de leur nationalité. Cette mesure pourrait-elle être efficace ? Pourquoi ?

M. H. : Je ne le pense pas, car cette mesure n’est ni réaliste ni légale, à moins de modifier la Constitution. En Tunisie, se pose le même problème qu’en France, qui est, je le mentionne au passage, le principal pays européen pourvoyeur en Syrie de «main d’œuvre islamo-terroriste». A la suite des actions terroristes qui ont frappé la France, le Président François Hollande avait émis la possibilité de déchoir de la nationalité française tout individu coupable de crime terroriste sur son sol, ce qui est d’ailleurs compatible avec le droit français depuis 1791 ! La déchéance de la nationalité est en effet prévue par les articles 25 et suivants du code civil, ainsi que les articles 23-7 et 23-8 du même code. Mais François Hollande a vite reculé, en raison soi-disant de la discrimination entre binationaux et strictement nationaux, ainsi qu’à la contravention au droit international et aux conventions onusiennes qui interdisent de créer des apatrides.

Pour limiter les dégâts, dans le cas de ceux qui sont déjà rentrés, plutôt que de les laisser dans la nature, comme c’est le cas aujourd’hui, il faudrait les repérer et les arrêter

Dans le cas tunisien, la déchéance de la nationalité est un débat sophistique et juridique qui occupe l’opinion et dissimule mal la panique et l’incapacité totale du gouvernement à faire face à cette vague de retour de terroristes sur le sol tunisien. C’est d’ailleurs une mesure pas du tout dissuasive pour des individus qui ne reconnaissent pas la nationalité tunisienne et qui se définissent exclusivement par leur «nationalité panislamique», conformément à l’idéologie des Frères musulmans. Le problème ne relève donc pas du juridisme, mais de la volonté politique d’affronter ce fléau avec une autorité et une détermination impitoyables vis-à-vis de ces criminels.  

RT France : Les autorités tunisiennes affirment justement qu’elles prennent  les dispositions nécessaires pour que les djihadistes soient neutralisés. Pourtant elles affirment qu’il n’y a pas suffisamment de place dans les prisons. Comment donc peut-on lutter contre ces djihadistes qui reviennent en Tunisie ?

M. H. : Empêtrées dans leurs propres contradictions, les autorités tunisiennes ne savent plus sur quel pied danser. Au sujet du retour des terroristes, le chef des Frères musulmans locaux, Rached Ghannouchi, a textuellement déclaré, en paraphrasant un proverbe tunisien : «Lorsque la viande est pourrie, ses fournisseurs sont à même de la récupérer» ! Deux jours après, celui qui fait office de président de la République a déclaré que dans les prisons tunisiennes, il n’y avait «pas suffisamment de places pour contenir tous les terroristes». En reconnaissant implicitement le nombre hallucinant des revenants, il avoue en même temps l’incapacité de la Tunisie à affronter un tel phénomène. Comment peut-on lutter contre ces «dijihadistes» me demandez-vous ?

A supposer l’existence d’une volonté politique réelle, la Tunisie n’a pas du tout les capacités ou les moyens de gérer toute seule le retour de sa «viande pourrie»

Pour limiter les dégâts et dans le cas de ceux qui sont déjà rentrés, plutôt que de les laisser dans la nature, comme c’est le cas aujourd’hui, il faudrait les repérer et les arrêter. Les enfermer dans les prisons déjà existantes, ce serait une erreur et prendre le risque de contaminer d’autres prisonniers de droit commun, l’idéologie de ces individus étant un virus à forte propagation. Il faudrait donc construire dans l’endroit le plus reculé du pays des prisons spécialement conçues pour ce genre de psychopathes qui ont commis en Syrie les crimes les plus abominables ; les y enfermer pour longtemps, car je ne crois pas du tout à la plaisanterie de la «déradicalisation» telle qu'elle est pratiquée notamment en France.

Dans le cas de ceux qui sont encore à l’étranger, c’est-à-dire principalement en Syrie, en Irak, mais aussi en Turquie et en Europe, il faut leur interdire de refouler le sol tunisien. Il faudrait s’arranger avec les Etats qui les combattent en Syrie et en Irak de les éliminer sur place, pour ceux qui n’ont pas jetés les armes, et de juger les autres, pour ceux qui se rendent et font acte de «pénitence». Parce que les crimes ont été commis en Syrie, l’Etat syrien est juridiquement habilité à les juger au nom de ce qu’on appelle en droit international la territorialité des crimes. Reste après à la communauté internationale à se charger d’établir et de garantir une zone spéciale pour les prisonniers coupables de crimes terroristes, à l’instar de Guantanamo, ou pourquoi pas la base de Guantanamo elle-même. Même si des pays ont souffert plus que d’autres de l’islamo-terroriste, comme la Syrie, l’Irak ou la Libye dont on parle peu, je considère que ce fléau est une menace globale, qu’il lui faut donc une réponse internationale et radicale.            

RT France : La Tunisie a-t-elle des capacités matérielles pour gérer toute seule le retour des djihadistes ?

M. H. : La France ou la Belgique ou encore l’Allemagne n’ont pas les capacités techniques et humaines suffisantes pour gérer le retour de leurs «djihadistes républicains». A plus forte raison la Tunisie ! Comme je vous l’ai déjà indiqué, dès janvier 2011, avec ce que certains ont appelé la «révolution du jasmin», toutes nos structures sécuritaires ont été fragilisées, démantelées et recomposées, fragilisant ainsi l’Etat et renforçant les capacités de nuisance des intégristes en général et des Frères musulmans en particulier. Le problème pour les autorités tunisiennes n’est pas de mettre hors d’état de nuire les terroristes revenants, mais de joindre l’utile à l’agréable ! Pour elles, c’est beaucoup moins un problème qu’un dilemme : rapatrier les mercenaires que les gouvernements successifs de 2011 à 2014 ont laissé partir en Syrie via la Libye et la Turquie, et en même temps éviter qu’ils se retournent contre leur propre pays.

Tout cela pour vous dire clairement qu’à supposer l’existence d’une volonté politique réelle, la Tunisie n’a pas du tout les capacités ou les moyens de gérer toute seule le retour de sa «viande pourrie», pour emprunter cette expression à Rached Ghannouchi. La Tunisie, qui est devenue en six ans premier pays exportateur mondial de terroristes, aura besoin de soutien financier, technologique et logistique de pays amis pour faire face à cette situation périlleuse. Mais cela ne sera pas suffisant. Les pays susceptibles d’aider la Tunisie et qui ont d’ailleurs tout intérêt à le faire pour leur propre sécurité, devraient en contrepartie surveiller de très près les mesures et les applications gouvernementales tunisiennes en matière de gestion des «djihadistes» revenus au bercail et des terroristes en général. Par exemple, créer une instance de veille internationale, composée de juristes, de diplomates, de spécialistes du renseignement et de militaires, pour contraindre le gouvernement tunisien d’appliquer à la lettre un programme résolument anti-terroriste. Il y va de la sécurité de la Tunisie comme de la paix dans la région.