RT France : L’offensive sur Raqqa, capitale autoproclamée de Daesh en Syrie, a débuté le 6 novembre. La bataille est menée par le Forces démocratiques syriennes (FDS), union des forces arabes et kurdes, soutenues par la coalition internationale. Le Pentagone et la Défense française défendent ardemment cette bataille. Mais la Russie et le gouvernement syrien ont été écartés. Comment expliquer ce choix stratégique ?
Alexandre del Valle (A. V.) : La Russie et le gouvernement syrien sont systématiquement écartés d’un certain nombre d’opérations depuis le début de la guerre civile en Syrie. C’est une volonté délibérée des Occidentaux qui est assez logique. Les Russes ont comme objectif de défendre, non pas Assad, mais le gouvernement parce que c’est dans l’intérêt de la Russie d’avoir une stabilité avec ce régime-là et une pérennité de ses bases militaires de Tartous et Hmeimim. De l’autre côté, on a des forces occidentales qui sont contre Daesh et, soi-disant, les islamistes radicaux. Mais ces forces ont un agenda différent puisqu’elles soutiennent des oppositions qui voudraient renverser Bachar el-Assad, y compris des groupes islamistes liés à Al-Qaida. Il est assez logique que chaque camp ne soutienne pas les mêmes personnes. Il n'est donc pas étonnant qu'à Raqqa, les Occidentaux essaient d’œuvrer à leur façon et non pas de concert avec les Russes et les Syriens.
On n’a même pas la même définition de la seule chose sur laquelle on est officiellement d’accord de combattre en commun
RT France : Un choix dommageable pour gagner contre Daesh ?
A. V. : Certes, ceci est regrettable parce qu’en matière d’efficacité, il est plus difficile d’éradiquer les forces djihadistes sans une large coalition et sans coordonner les actions avec les Russes, les Iraniens et le régime syrien. Déjà parce que les forces armées ne sont pas unies dans une grande coalition comme le proposaient les Russes. Mais aussi parce qu'on n’est même pas d’accord entre Russes et Occidentaux sur la définition des terroristes et des djihadistes. Les Occidentaux se limitent à Daesh, même si officiellement ils ajoutent Al-Qaïda (renommé Fatah Al-Cham). Mais en réalité, on sait qu’ils collaborent avec des groupes qui sont liés à Al-Qaïda en Syrie.
On n’a même pas la même définition de la seule chose sur laquelle on est officiellement d’accord de combattre en commun : les groupes djihadistes terroristes. La force de Daesh vient d’ailleurs surtout de la division de ses ennemis. Si les Iraniens, les Turcs, les Américains et les Russes s’étaient coordonnés, on aurait pu en finir depuis longtemps avec Daesh.
RT France : N’est-ce pas une atteinte claire à la souveraineté syrienne et au droit international ?
A. V. : Le seul pays qui a été invité en Syrie pour combattre les djihadistes par le régime légal en place est la Russie - en plus du Hezbollah et de certaines forces pro-iraniennes. Les Occidentaux remettent aujourd’hui en question un principe important du droit international qui est la souveraineté. Comme ils le font depuis des années en ex-Yougoslavie, en Irak, en Libye et ailleurs.
Mais ce choix d’ingérence est assez logique. Les Russes voudraient rendre Raqqa au régime syrien légal s’ils faisaient partie de la coalition. Les Occidentaux, eux, voudraient remplacer Daesh par d'autres rebelles, des rebelles tout aussi opposés au régime de Bachar el-Assad. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu'ils ne collaborent pas car les buts de guerre sont différents et même opposés.
RT France : Si Raqqa est libérée par les Forces démocratiques syriennes, quel effet cela pourrait-il avoir sur le gouvernement d’Assad ? Un discrédit ? Un atout pour la coalition internationale afin d'imposer un changement de régime ?
A. V. : L’objectif des Occidentaux et de leurs alliés sunnites du Golfe et de la Turquie, c’est de faire en sorte qu’Assad ne puisse pas se prévaloir de l’éradication éventuelle des djihadistes, afin que le régime en sorte affaibli au lieu d’être renforcé. Encore une fois, c’est logique, car les camps ont des objectifs diamétralement opposés. Entre maintenir un régime et le faire tomber : on est quand même à des années lumières. C’est pour cela que la transition en Syrie est si difficile à envisager.
Quand on dit «pas de troupes au sol», cela veut dire en réalité «pas de troupes importantes au sol» !
RT France : Des journalistes de RT, mais également de Reuters, ont photographié des soldats américains près de Raqqa. Sur les images, on les voit très bien équipés notamment sur une photo avec des armes d’assaut. Les Américains sont-ils contrairement à leur promesse en train de dépasser leur rôle de conseil et d’entraînement sur le sol syrien ?
A. V. : Je pense que depuis le début les Américains n’ont même pas vraiment cherché à se cacher. Ils ont entraîné des forces sur place, notamment avec le programme Train and Equip, qui fut d’ailleurs un fiasco. Et ils ont envoyé, en plus des armes et des moyens financiers, des soldats et des professionnels – soit d’agences privées combattantes, soit des services spéciaux des forces américaines. Même les Français et les Anglais en ont sur place et ont fourni moyens et des armements aux rebelles qui ont, hélas, souvent atterri dans les mains des groupes djihadistes. C’est un secret de polichinelle. Quand on dit «pas de troupes au sol», cela veut dire en réalité «pas de troupes importantes au sol» ! Mais il y a toujours eu des relais au sol, des forces spéciales. Tout le monde le sait. Quand on bombarde pendant des mois des positions de l’ennemi, on a forcément des forces sur place au sol qui servent aussi à orienter et à compléter les missions aériennes.
L’erreur majeure des Occidentaux est de combattre certains islamistes djihadistes tout en demeurant les alliés et les obligés des pôles mondiaux qui ont formé et financent les mouvements islamistes
RT France : Obama est en toute fin de mandat et veut finir avec le meilleur bilan possible à l'international, la question syrienne agite la politique française et les élections qui arrivent… L’offensive sur Raqqa est-elle un moyen pour les gouvernements occidentaux de montrer à leurs citoyens qu’ils sont capables d’attaquer Daesh de front ?
A. V. : Les Occidentaux ont un intérêt à montrer à leurs citoyens qu’ils ont gagné certaines batailles contre les djihadistes. L’opinion occidentale commence à demander des comptes à ses dirigeants qui n’ont pas su juguler le terrorisme sur leur propre territoire.
Comme je l’explique dans Comprendre le chaos syrien et dans mon dernier essai, Les vrais ennemis de l’Occident, les Occidentaux ont désigné Daesh comme ennemi principal, mais en vérité l’ennemi principal est plus large que cela : il englobe toutes les forces islamistes radicales qui ont un projet de conquête du monde, notamment occidental, et «des nations mécréantes». Cela inclut des groupes djihadistes et même les Frères musulmans que l’Occident a souvent aidé en Syrie, en Libye ou ailleurs et qu’il continue à aider et même à laisser prospérer sur son propre sol au détriment de l'intégration.
Il y a une énorme contradiction : les Occidentaux veulent montrer à leurs peuples qu’ils ont éradiqué certaines positions de Daesh en Irak et en Syrie pour venger les attentats tous attribués à Daesh, alors que certains ont été commandités par Al-Qaïda. Mais les peuples demandent de plus en plus de comptes quant aux autres forces islamistes qui distillent une idéologie anti-occidentale chez nous. C’est là toute la contradiction des Occidentaux : il y aurait des islamistes «fréquentables» (pôles du Golfe, la Turquie d’Erdogan, Frères musulmans), des «salafistes modérés» (des membres de l’opposition syrienne ou libyenne pourtant souvent alliés tactiquement à des groupes d’Al-Qaïda), et d’autres «non fréquentables» comme Daesh en Syrie ou en Irak-Libye ou encore Boko Haram et les Talibans dans d'autres endroits.
Les choses sont beaucoup plus complexes et entremêlées, et l’erreur majeure des Occidentaux est de combattre certains islamistes djihadistes tout en demeurant les alliés et les obligés des pôles mondiaux qui ont formé et financent les mouvements islamistes, ceci sachant que les deux poursuivent le même objectif de conquête de l’Occident mais avec des moyens opposés et différents.
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