Le phénomène Trump

Le plus fascinant chez Donald Trump, c'est que, plus on le dénonce, plus on illustre l'échec total de la «deuxième gauche» des Clinton et de Hollande qui n'a plus que le soutien des élites et a perdu celui du peuple, estime l'essayiste Jean Bricmont.

La première chose à dire sur les élections américaines c'est qu'elles sont extrêmement anti-démocratiques. Et je ne parle pas des manipulations qui ont peut-être fait gagner Clinton contre Sanders ou du fait que presque tous les médias sont ligués contre Trump. L'aspect fondamentalement anti-démocratique des élections américaines est qu'une petite partie de l'humanité élit quelqu'un qui a une influence énorme sur le reste du monde, qui prend des décisions qui peuvent nous entraîner dans une guerre généralisée et qui, à tout le moins, peut aggraver les tensions avec la Russie, l'Iran, la Chine, la Syrie, tensions auxquelles, nous Européens, n'avons aucun intérêt.

De ce point de vue là, Trump présente un avantage sur Clinton : il a dit vouloir être président des Etats-Unis et pas du monde, tandis qu'elle déclare que les Etats-Unis doivent «guider le monde».

Ce qui est presque comique, c'est la levée de boucliers de la gauche bien pensante face au phénomène Trump

Trump est décrit comme la dernière incarnation du Mal (après Saddam, Kadhafi, Assad, les Brexiters) : raciste, sexiste, islamophobe, ami des dictateurs etc., bref toute la panoplie de ce qui fait grimper au plafond les défenseurs des droits de l'homme.

Je voudrais proposer un autre point de vue sur Trump : c'est avant tout un capitaliste, presque une caricature du genre d'homme que le capitalisme produit et encourage. Pour lui, tout se réduit à une analyse coût-bénéfice : la défense des pays baltes ? Ca coûte combien, ça rapporte combien ? La défense du Japon ? Ca coûte combien, ça rapporte combien ?

Il est aussi, à sa façon, patriote : bien sûr, pas au point de payer des impôts ni de payer des sous-traitants s'il peut éviter de le faire, mais il se préoccupe sans doute sincèrement de la désindustrialisation des Etats-Unis (ce qui est parfaitement rationnel d'un point de vue capitaliste). Il pense régler ce problème, de nouveau de façon capitaliste : il va faire des deals, avec les Chinois ou les entreprises qui délocalisent.

Comme capitaliste, Trump a réussi : bien sûr, il n'est pas parti de rien, mais il a considérablement agrandi la fortune reçue en héritage. Il l'a fait par toutes sortes de moyens discutables moralement et légalement. Et alors ? Y a-t-il beaucoup de capitalistes qui réussissent et font autrement ?

Pour cette gauche, il faut enrober le discours pro-capitaliste de mots doux, comme par exemple, les droits de l'Homme, alors que le système comme tel produit tout autre chose

Ce qui est presque comique, c'est la levée de boucliers de la gauche bien pensante (droits de l'hommiste, féministe, antiraciste) face à ce phénomène. Après tout, cette gauche est pro-capitaliste : elle utilise d'autres mots pour désigner ce système (marché libre, société ouverte, libéralisme) mais elle le considère bien comme étant «l'horizon indépassable de notre temps» (pour reprendre l'expression de Sartre à propos du marxisme). Ses seules critiques visent les préjugés raciaux ou sexistes ou les frontières nationales, et le fait que la concurrence dans le système existant est loin d'être parfaite (ce qui est vrai). Mais que peut-on imaginer de mieux comme rêve capitaliste qu'une concurrence qui serait absolument parfaite ?

Quand on présente à cette gauche bien pensante un produit quasi pur du système qu'elle défend (au moins indirectement), c'est-à-dire quelqu'un de très calculateur, d'assez grossier, qui n'est pas politiquement correct et qui dit ce qu'il pense, ce qui est aussi une attitude assez typique du capitaliste satisfait de son succès, elle pousse des cris d'orfraie.

En effet, pour cette gauche, il faut enrober le discours pro-capitaliste de mots doux, comme par exemple la liberté, les droits de l'homme, l'égalité des chances, alors que le système comme tel produit tout autre chose, dont Trump est un parfait représentant.

Là où le conflit entre Trump d'une part et d’autre part, Clinton et le plus gros de la gauche bien pensante devient intéressant, c'est sur la question de la paix et de la guerre.

Là-dessus, à nouveau, Trump fait ses petits calculs : près de six mille milliards de dollars (si c'est plus parlant, en chiffres : 6 000 000 000 000 de dollars) dépensés dans les guerres au Moyen-Orient. Et pour quel bénéfice ? Pratiquement aucun ! Le pétrole irakien est exploité entre autre par des compagnies chinoises, alors que la Chine n'a pas dépensé un centime dans ces guerres, le chaos en Libye ou en Syrie ne sert à personne et sûrement pas aux compagnies pétrolières (qui cherchent avant tout la stabilité) et tous les capitalistes rationnels meurent d'envie de faire du commerce avec l'Iran et la Russie.

La Russie est un pays capitaliste et quelqu'un comme Trump peut parfaitement faire des deals avec les Russes

Presque toute la gauche fait une analyse erronée de ces guerres en y voyant la conséquence d'un calcul économique rationnel : ces guerres sont dues à un mélange d'idéologie des droits de l'homme, de volonté de détruire les ennemis d'Israël et d'ambition hégémonique américaine.

Mais cette ambition n'est pas nécessairement rationnelle économiquement parlant ; en effet, elle a un coût. Si on oublie les coûts, tout peut paraître rationnel. Trump, en bon capitaliste, ne les oublie pas, estime que le jeu n'en vaut pas la chandelle et il a mille fois raison. De même, il ne voit pas pourquoi il faudrait se lancer dans un djihad contre la Russie, comme le font les mêmes idéologues qui ont soutenu les guerres au Moyen-Orient. La Russie est un pays capitaliste et quelqu'un comme Trump peut parfaitement faire des deals avec les Russes.

Ce qui est le plus fascinant dans le phénomène Trump, c'est que, plus on le dénonce comme vulgaire, menteur, raciste etc., tout en devant bien admettre que ses soutiens se trouvent dans le peuple, vu qu'il a contre lui tous les médias, tous les intellectuels, Walt Street, le Pentagone, et toute la gauche de Sanders à Chomsky, plus on illustre l'échec total de la gauche «troisième voie» ou «deuxième gauche» (les Clinton, Blair, Zapatero, Schröder, Jospin, Hollande, Renzi) qui n'a plus que le soutien des élites et a totalement perdu celui du peuple.

Elle l'a perdu parce qu'elle est incapable de résoudre les problèmes économiques à cause de son adhésion aveugle au libéralisme économique et parce que sa politique internationale d'interventions tous azimuts n'a fait que produire un chaos gigantesque, à la fois aux Moyen-Orient et ici, à travers la crise des réfugiés. Aggraver les tensions avec la Russie, ou tenter à tout prix de renverser le gouvernement syrien ne feront qu'empirer la situation.

En ce qui nous concerne nous, Européens, la question n'est pas de soutenir Trump ou Clinton, mais de prendre conscience de notre soumission aux Etats-Unis

De plus, cette gauche «troisième voie» ne trouve rien de mieux à faire que d'insulter le peuple comme étant composé de «déplorables» (racistes, sexistes etc.), comme dit Clinton, ce qui ne fait que renforcer son échec et l'enfoncer un peu plus.

Aussi «déplorable» qu'il soit, le phénomène Trump n'est que la forme actuelle de la «révolte des masses» face à l'échec des élites occidentales, appuyées par la gauche «troisième voie».

En ce qui nous concerne, nous ; Européens, la question n'est pas de soutenir Trump ou Clinton, étant donné que nous n'avons de toute façon pas voix au chapitre, mais de prendre conscience de notre soumission aux Etats-Unis et de tenter de nous en libérer, ce qui suppose un effort culturel, psychologique et politique de longue haleine.

En ce sens, l'élection de Trump, si par miracle elle avait lieu, pourrait avoir un effet positif, au moins à court terme, par le choc qu'elle provoquerait dans nos élites médiatiques et politiques américanolâtres. Mais c'est à nous de reprendre notre indépendance ; celle-ci ne vient jamais de l'extérieur.

Lire aussi : «Round 1 !» : les répliques marquantes du premier débat entre Donald Trump et Hillary Clinton