Une «petite phrase» de Nicolas Sarkozy est en train de déchaîner les commentaires quand il a affirmé qu’à partir du moment où l’on devient français, «l’on vit comme un Français et nos ancêtres sont les Gaulois». On connaît le goût immodéré des politiciens pour les «petites phrases» et celle-ci ne fait pas exception à la règle. On peut la trouver inadéquate, manquant de précision, mais le fond de ce qu’elle dit n’est autre que, quand on vient d’un autre pays pour devenir français, on s’approprie l’histoire de France. Est-ce donc si scandaleux ? Il est paradoxal qu’un adversaire de Nicolas Sarkozy, quelqu’un qui a combattu ses idées et sa politique, soit amené à le défendre sur ce point devant la meute hurlante de la «bien-pensance». En fait, cette petite phrase s’inscrit dans le contexte actuel du débat sur l’identité. Ce débat touche à un problème réel, même si la notion d’identité est largement déformée voire défigurée par certains. L’absence de toute distinction entre l’identité politique et la question des racines culturelles permet toutes les dérives, dérives dont Eric Zemmour est désormais devenu, comme je l’indiquais dans un ouvrage sorti cette année (Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Editions Michalon, 2016), l’exemple et le synonyme. Le débat oppose même le terme de souveraineté à celui d’identité, comme on peut le voir dans articles de David Desgouilles ou de Pierre Arnoux dans Causeur.
Dans sa forme, la citation de Nicolas Sarkozy est fausse car il n’y a pas de continuité entre l’espace politique des «gaulois» et la constitution progressive du «peuple français»
La poule et l’œuf ?
La question de la souveraineté et celle de l’identité pourraient s’apparenter à la vieille question de la première poule et du premier œuf. On conçoit qu’il y a des peuples qui n’ont pas la souveraineté nationale, qui la réclament, mais qui ont une conscience forte de leur identité, et cela va des Kurdes aux Québécois.
Encore faut-il comprendre comment cette conscience, qui est une conscience politique tout autant que culturelle s’est construite. Le grand historien et homme politique français François Guizot, donne une explication du processus. L’extension des domaines de souveraineté a été la forme prise par les luttes sociales qui, au fil du temps, ont construit les institutions. Il analyse ainsi le processus d’affranchissement des communes, ce qui le conduit d’ailleurs à la célèbre conclusion que voici :
«[…] la lutte, au lieu de devenir un principe d’immobilité, a été une cause de progrès ; les rapports des diverses classes entre elles, la nécessité où elles se sont trouvées de se combattre et de se céder tour à tour, la variété de leurs intérêts et de leurs passions, le besoin de se vaincre sans pouvoir en venir à bout, de là est sorti peut être le plus énergique, le plus fécond principe de développement de la civilisation européenne» (François Guizot, Histoire de la civilisation en Europe).
Pour autant, l’analyse de Guizot va au-delà de cette simplification. Ses implications n’en n’ont pas été d’ailleurs toujours pleinement comprises. Ce que Guizot affirme, c’est non seulement la nécessité de la lutte comme principe d’engendrement des institutions, mais aussi un lien circulaire, ou plus précisément en spirale, où l’on repasse régulièrement au même point mais pas à la même hauteur, entre une institution de souveraineté, la commune bourgeoise par exemple, et le principe de la lutte des classes. La première partie de la citation doit alors être comprise de la manière suivante : sans les garanties que leur donnait la commune, jamais les bourgeois n’auraient osé franchir le seuil qualitatif de la lutte pour les institutions de la société dans son ensemble. Guizot, par ailleurs, analysait très justement la frilosité politique de ces bourgeois et montrait tout ce que leur force devait à une démarche collective :
«Le bourgeois d’une ville, se comparant au petit seigneur qui habitait près de lui et qui venait d’être vaincu, n’en sentait pas moins son extrême infériorité […] il tenait sa part de liberté non de lui seul mais de son association avec d’autres, secours difficile et précaire.»
La lutte des bourgeois d’une ville pour leurs franchises et celle qui emplit le XVIIIe siècle et qui se déroule à l’échelle nationale appartiennent l’une et l’autre à la lutte des classes ; pour autant, il ne s’agit pas de la même chose si on l’envisage sous l’angle de la dynamique de la société. La victoire dans le premier stade fait subir à cette lutte un changement qualitatif, parce qu’elle dote la classe en question d’une institution lui permettant d’acquérir une conscience différente de ses intérêts et de ses besoins, et lui offrant des moyens nouveaux. En d’autres termes, il n’est de possibilité d’expression de ses intérêts que par la conquête d’espaces de souveraineté.
Le sentiment d’appartenance, ce qui fait «peuple», ce qui constitue le «corps politique» vient justement de la mémoire de ces luttes, mémoire qui peut être transformée, manipulée, et nous savons que mémoire n’est pas histoire, mais qui est un élément constitutif essentiel de l’identité. Cette dernière se construit simultanément à l’acquisition d’espaces de souveraineté, par le biais des luttes sociales et politiques qui traversent le «corps politique».
Les thèses ethnicistes ou racistes sont le symétrique des thèses multiculturalistes qui se fondent sur une dissolution tant des nations que de la souveraineté
Ce dernier se constitue ainsi progressivement en «peuple», en particulier quand s’affirme un pouvoir central en quête de souveraineté, l’Etat, qui émerge d’une double lutte – dans le cas français – contre un pouvoir transnational (celui du Pape) et contre des pouvoirs locaux (les seigneuries). L’oubli de ce processus engendre les dérives ethnicistes qui, aujourd’hui, polluent le débat sur l’identité.
Qu’est qu’être français ?
On peut alors reprendre la question, en se démarquant des errements d’un Zemmour ou d’un Ménard, qui ont été condamnés même par le Front national (voir la réaction de Louis Alliot aux déclarations de Robert Ménard). De même, dans sa forme, la citation de Nicolas Sarkozy est fausse car il n’y a pas de continuité entre la population de l’espace politique des celtes influencés par les grecs (Wierner K-F, Histoire de France. Tome 1, Les Origines, Avant l’an mil), que l’on appelle les «gaulois» (qui, ethniquement, sont très proches des germains, mais qui ont adopté sous l’influence des grecs une forme d’organisation politique particulière qui les spécifie), et la constitution progressive du «peuple français» qui s’affirme à partir de Philippe Auguste, autour de ce moment historique qu’a représenté la bataille de Bouvines. Mais, ce «peuple» est bien constitué au moment de l’aventure de Jeanne d’Arc. Car, qu’est-ce qui sépare les «Français» des «Anglais» à cette époque ? Des deux côtés on est chrétien ; l’élite politique parle la même langue ; les formes du pouvoir politique sont très proches. Pourtant, il est clair que la culture politique n’est plus la même, ce qui fait que le sentiment de la différence n’est pas seulement ressenti par l’élite mais bien par la population. Le «peuple» s’est construit, sans avoir conscience de cette construction, en même temps que s’affirmait le pouvoir du souverain et l’émergence d’une bureaucratie royale. La construction politique du «peuple» et celle de l’Etat sont les deux faces d’une même pièce de monnaie. Ce qui permet de comprendre pourquoi, en ce moment historique où l’Etat se défait, où l’on abandonne la souveraineté, la question de «ce qui fait peuple» resurgisse avec autant de violence, mais aussi autant d’incompréhensions. En un sens les thèses d’Eric Zemmour, ou celle de Pierre Arnoux, sont l’exact symétrique de celles d’un François Hollande ou de l’élite européiste. Là où François Hollande ne voit dans la France qu’un espace de gestion dépourvu de souveraineté, Zemmour affirme des principes ethnicistes car il ne peut (et ne veut) penser la centralité de la question de la souveraineté. De même, Pierre Arnoux en est réduit à sortir des citations de leur contexte historique, alors que dans ses différents ouvrages, Charles de Gaulle montre une intelligence bien plus profonde des racines de la France et de son peuple. En fait, les thèses ethnicistes ou racistes sont le symétrique des thèses multiculturalistes qui se fondent sur une dissolution tant des nations que de la souveraineté.
Il est vrai que ceux qui crient à longueur de journée «pas d’amalgame» sont bien souvent les premiers à s’y vautrer avec une délectation morbide
Sur le fond, si le fait d’appartenir au «corps politique» français implique bien l’acceptation de la culture politique française, de son langage et de son histoire – ce qui en passant implique que le récit (et non roman) national soit enseigné – cela n’implique nullement de renoncer à sa culture d’origine (tant qu’elle reste compatible avec les règles de la République), ni avec la pratique de sa langue d’origine. C’est toute la différence entre l’interculturalité, qui est un fait, et le multiculturalisme qui est un projet politique, fondé sur l’existence de communautés séparées qui démembreraient le «corps politique» national, et auquel il convient de s’opposer. Cela, je l’ai écrit et je l’ai même dit dans l’allocution du dimanche 4 septembre à la rentrée politique de Nicolas Dupont-Aignan. C’est la distinction entre l’intégration, qui est un impératif pour qui veut faire partie du «corps politique» et s’engage à en respecter les principes fondateurs, et l’assimilation qui est, et qui doit, rester un choix individuel.
Ce que révèle la polémique actuelle
Il convient de revenir sur des réactions suscitées par les déclarations de Nicolas Sarkozy. Certaines viennent de son propre camp politique, et sont motivées par des soucis électoraux, primaire oblige. Il en est ainsi d’Alain Juppé qui a dénoncé le principe d’assimilation de l’ancien chef de l’Etat: «Ça voudrait dire qu’on est tous pareil, qu’on coupe nos racines. Mais quand on coupe les racines d’un arbre, il meurt». De même Bruno Le Maire, sur Radio Classique, a rappelé que sa grand-mère était brésilienne et exhorté: «Ne nous caricaturons pas dans nos paroles».
Mais, les propos de Nicolas Sarkozy peuvent justement être critiqués en raison de l’imprécision des notions auxquelles ils font référence. Bien sur, ce sont des propos d’homme politique, mais à s’imaginer l’impuissance de l’intelligence on évite trop souvent de s’en servir… Les imprécisions, qu’elles soient voulues ou non, entre les concepts d’intégration et d’assimilation conduisent à des raccourcis qui exposent celui qui les prononce à des critiques de tous les bords. Et ce d’autant plus que, dans le débat public, on a eu des propos qui, s’ils ne sont ouvertement racistes constituent une insupportable stigmatisation, une réduction des individus à UNE caractéristique, ce qui est exactement la démarche des fanatiques djihadistes que nous combattons, comme en témoigne le twitt de Claude Goasguen sur les «maghrébins».
L’intéressant dans ce débat réside surtout dans le refus de la plupart de prendre au sérieux la question de l’identité
Dans l’autre sens, nous avons aussi l’article de Nicolas Lebourg sur le site Slate qui apparaît comme une quintessence de l’ignorance de la pensée bobo et bien pensante. Voulant à tous prix démontrer que Nicolas Sarkozy est raciste, ou du moins tient des propos racistes, Lebourg enfile les perles et les contre-vérités à longueur d’article. Il prétend ainsi trouver dans les écrits d’Henri de Boulainvilliers (1658-1722) la matrice de la notion de lutte de classes chez Marx, alors qu’il suffit de lire ce dernier pour se rendre compte que sa référence est François Guizot et Augustin Thierry. Il en tire alors un long délire qui montre à la fois son incompétence sur ce thème (mais on sait qu’il ne suffit pas d’être incompétent, encore faut-il être arrogant…) et son obsession anti-sarkozyste.
L’intéressant dans ce débat réside bien dans la violence des excommunications, dans le refus de discuter sérieusement des arguments – bons ou mauvais – mais surtout dans le refus de la plupart de prendre au sérieux la question de l’identité. De fait, l’absence d’un point de vue de la gauche républicaine, qui a pourtant des choses importantes et essentielles à dire, dans ce débat est assez terrifiant. Il montre qu’une partie de la «gauche» est empêtrée dans des logiques de clientèles, comme le montre Cécile Pina (Pina C., Silence coupable), et ne veut pas aborder ce thème car cela conduirait à une remise en cause de pratiques politiques pour le moins douteuses, et que la gauche républicaine est aujourd’hui terrorisée par les méthodes d’un sectarisme bestial auxquelles recourt la «gauche» clientéliste.
Il est vrai que ceux qui crient à longueur de journée «pas d’amalgame» sont bien souvent les premiers à s’y vautrer avec une délectation morbide.
La question de l’identité est bien une question importante, mais comme le montre bien David Desgouilles, elle ne peut être abordée hors de la question de la souveraineté, et hors d’une compréhension du double processus de construction du «peuple» et de construction de l’Etat.
Du même auteur : Sondages : les souverainistes majoritaires ?