RT France : Selon la dernière étude de l'Observatoire du fait religieux en entreprise (ORFE), il y a de plus en plus de tensions autour du fait religieux dans les entreprises. Comment cela s’explique-t-il ?
La conjoncture actuelle des faits appelle nécessairement à l’accroissement des tensions religieuses
Asif Arif (А. А.) : Tout d’abord, cela s’explique par le fait que, pendant une année et demie, la France a été traversée par les tensions religieuses, par la remise en cause systématique de la laïcité, comme étant trop faible par certains, ou trop invasive pour les libertés individuelles par d’autres. Déjà cela crée un choc entre deux personnes qui ont des arguments très polarisés et c’est ce choc qui provoque des tensions. Ces tensions se répercutent dans la vie civile et dans la vie professionnelle, cela semble tout à fait normal. La conjoncture actuelle des faits appelle nécessairement à l’accroissement des tensions religieuses. On peut dire aujourd’hui que les salariés, qui hier ne remarquaient pas nécessairement ce type de revendications (qui existaient, mais qu’on traitait de manière diplomatique, sans que la terre entière le sache), sont eux-mêmes tendus au regard des circonstances actuelles.
Aujourd’hui on voit un peu plus de revendications religieuses qu’avant. Ce phénomène est tout à fait naturel, d'autant plus que les médias en écrivent des tonnes sur les burkinis pendant des mois. Cela va évidemment affecter les mentalités. Les gens vivent dans la construction qu’on leur propose. Mais on ne peut pas dire que, comme les revendications se faisant plus fréquentes, c’est le retour du religieux en entreprise. Non. Ces tensions existent dans toutes les sphères de la société et, au bout d’un moment, peuvent toucher la vie professionnelle.
Il faudrait reprendre les personnes qui ont fait de la religion une force dans leur vie professionnelle pour demander leur expertise
RT France : Comment faire face à cette situation ?
А. А. : Il y a une semaine Challenges a publié une étude très intéressante : plusieurs chefs d’entreprises ont fait des millions en maintenant leur religion au centre de leur vie professionnelle. Le contre-discours est intéressant, certaines personnes vivent très bien leur religion, elle les guide dans ce monde. C’est dommage que l’on ne réutilise pas plutôt ces personnalités-là pour que les managers aient plus de facilité avec le fait religieux.
RT France : Pourquoi a-t-on des difficultés à s’accommoder du fait religieux ?
А. А. : Parce que, souvent, les managers eux-mêmes n’ont pas de religion particulière, ne sont pas enclins à se dire qu’ils vont accepter plus telle ou telle religion. Il faudrait reprendre les personnes qui ont fait de la religion une force dans leur vie professionnelle pour demander leur expertise sur comment on peut, en maintenant le taux de productivité élevé et notre compétitivité dans le monde, pouvoir faire [valoir la liberté de culte]. Dans une certaine mesure proportionnelle, sans aller faire sa prière au milieu du travail, ce qui serait complètement fou.
RT France : Cependant, selon l'étude, 84 % des cadres sont contre l'idée que l’entreprise s’organise en fonction des prescriptions religieuses...
А. А. : La volonté des cadres est une chose. Sur votre lieu de travail vous avez un droit constitutionnellement reconnu : la liberté d’expression et de convictions. Cela vous donne un certain nombre de possibilités pour laisser s'exprimer votre religion, à condition qu’elle ne porte pas atteinte à la bonne marche de l’entreprise. Que les cadres, à la limite, soient pour ou contre, c’est une chose, mais si le salarié exprime une revendication religieuse qui peut très bien se fondre dans la bonne gestion de l’entreprise, pourquoi pas ?
On est en train de diaboliser les gens qui demandent une salle de prière
Pourquoi être tout le temps dans une vision très négative des choses ? En France, on a l’habitude d’interdire. Mais s'il y a des revendications religieuses, c’est que notre société évolue vers cela. Il ne faut évidemment pas tomber dans l’extrême inverse, permettre tout et n’importe quoi. Il n’est pas non plus normal qu’une personne, en plein milieu du cycle de production, lâche complètement la machine et se mette à prier. Il serait sanctionné pour cela et c’est logique. Mais à partir du moment où l’entreprise peut le faire, dans le respect de la bonne marche de l’entreprise des autres salariés, sans élitisme, je ne vois pas pourquoi on serait dans une logique d’interdiction. C’est une logique de pacification qu’il faut. En étant dans une logique d’interdiction, on participe à la création des tensions religieuses.
L’Etat est obligé de maintenir une certaine neutralité là où le manager ne l’est pas
RT France : Cela veut-il dire qu’on va construire des salles de prière dans des entreprises ?
А. А. : On confond le problème du débat public avec un problème privé. Cela existe dans d’autres pays, comme l’Angleterre, depuis des années, il n’y a aucun problème avec des salariés qui vont faire leur prière et reviennent. On ne vous demande pas de faire des prêches dans les salles de prière, on demande juste de laisser les gens prier individuellement, on ne tue pas les gens. On est en train de diaboliser les gens qui demandent une salle de prière. Pourquoi pas, alors, interdire les salles où il y a des fumoirs ? Cela n’a pas de sens. Quand on évoque aux salariés les salles de prière, ils parlent d'aller prier dans les rues. Mais les prières dans les rues, c’est un problème de l’Etat, et l’organisation du fait religieux dans une entreprise, c’est le problème d’un manager. L’Etat est obligé de maintenir une certaine neutralité là où le manager ne l’est pas.
Il est bon que le gouvernement s’implique, mais, normalement, il n’a pas à s’immiscer dans la gestion de l’entreprise privée, les entreprises doivent rester libres
RT France : Selon l'étude, on constate aussi une progression des situations conflictuelles due à la présence du fait religieux au travail. Pensez-vous que Le Guide du fait religieux proposé par le gouvernement puisse améliorer la situation ?
А. А. : Si le guide du gouvernement a une vraie réflexion sur l’entreprise, il a un intérêt. Mais s’il a été rédigé par Manuel Valls, je ne pense pas qu’il soit intéressant. Il est bon que le gouvernement s’y implique, mais normalement, il n’a pas à s’immiscer dans la gestion de l’entreprise privée, les entreprises doivent rester libres. Un guide n’est que consultatif, vous pouvez le consulter à titre d’exemple, mais on n’a pas besoin de le suivre directement. Une entreprise qui ne représente pas le service public a le droit de s’autogérer, de s’autodéterminer si elle souhaite être dans une acception plutôt laïque positive ou si elle rejette toute religion. Si c’est le cas, il faut qu’elle en informe le salarié au moment de son entretien d’embauche.
Un guide du fait religieux intéressant était celui proposé par GDF Suez, il prenait en compte toutes les situations des salariés, c’était une sorte de QCM. Cela poussait les managers à se discipliner éventuellement. C’est au manager de faire la part des choses.
RT France : Mais il revient tout de même à l’Etat de défendre le concept de la laïcité dans les différentes sphères de la société ?
А. А. : L’Etat en tant qu’institution est laïc, mais pas les entreprises privées. L’Etat n’a pas à faire du lobbying auprès des entreprises privées. Les entreprises sont libres d’entreprendre comme elles le souhaitent. Le fait que le gouvernement intervienne à tous les niveaux pour, à chaque fois, nous dire ce qu’il faut faire, c’est un Etat policier en quelque sorte. La liberté voudrait qu’il y ait une certaine modération dans les acteurs de la vie économique.
Abattre à coup de marteau la laïcité dans des entreprises privées est contre-productif
RT France : L’Etat a-t-il le droit de s’imposer auprès du manager ?
А. А. : L’Etat peut imposer une certaine forme de neutralité religieuse quand il s’agit des entreprises privées qui gèrent le service public. Mais dans les entreprises purement privées, l’Etat n’a aucune légitimité. Il ne peut que proposer un genre de guide, mais je pense que c’est une question d’expérience : quand on aura des managers de bon sens, on aura un fait religieux maîtrisé de manière pertinente. Il y a confusion entre ce qui peut se passer en France et nos entreprises. Regardez les profils des gens qui se radicalisent : ils sont en marge de la société, ce ne sont pas les salariés. Ce ne sont pas des personnes qui représentent notre diversité professionnelle. Abattre à coup de marteau la laïcité dans des entreprises privées est contre-productif. Il faut maintenir les diversités culturelles et religieuses dans les limites du possible. Cela s’applique également aux revendications syndicales et politiques.
On ne résout pas les choses à coups de bâtons ou de loi
RT France : Est-ce réalisable de maintenir l’équilibre entre ces revendications ?
А. А. : Bien sûr ! Il faut des managers qui discutent avec les salariés. On ne résout pas les choses à coups de bâtons ou de loi, on le fait avec le dialogue, sans rentrer dans des délires juridiques. Le problème en France est qu’on a arrêté de dialoguer après les attentats.
La maîtrise du fait religieux passe par les gens. Administrer le fait religieux doit être laissé aux managers, aux acteurs privés. Laissez les entreprises gérer elles-même leur propre fait religieux. Pour elles, le conseil est de maintenir le dialogue, d’être dans une vision pacifiste et de favoriser la modération autant que possible. Avant tout, on est au travail pour faire son travail.
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