Parlement britannique : «le changement de régime était le vrai but de l'opération en Libye»

La Commission des Affaires Etrangères du Parlement britannique a publié un rapport condamnant la guerre en Libye et «épinglant le rôle de la France et en particulier celui de Nicolas Sarkozy». L'historien John Laugland fait le point.

La condamnation sans appel de la guerre en Libye en 2011 par la Commission des Affaires Etrangères de la Chambre des communes dans son rapport publié le 14 septembre, le lendemain de l'annonce par David Cameron, l'auteur de cette guerre, qu'il quittait la Chambre des Communes et la vie politique en général, souligne à quel point Cameron a pris comme modèle non pas un premier ministre conservateur mais, au contraire, son prédécesseur travailliste, Tony Blair - l'auteur de la catastrophique guerre en Irak en 2003. Blair comme Cameron a profité de son statut d'ex premier ministre afin d'encaisser une grosse fortune, une fois libéré des contraintes de la vie publique.

Des services de renseignement n'auraient pas compris le caractère islamiste de la rébellion en Libye. C'est ce facteur, selon la Commission, qui a contribué au chaos actuel

A plusieurs égards, la guerre en Libye de 2011 ressemble à celle en Irak de 2003, pour laquelle Tony Blair reste un des Premiers ministres les plus détestés de l'histoire récente. La Commission des Affaires Etrangères conteste notamment la justification de cette guerre. Elle affirme que, contrairement à ce que le gouvernement affirmait en février 2011, le risque d'une attaque perpétrée par les autorités libyennes contre la population civile avait été exagéré, voir inventé, pour justifier une guerre décidée d'avance, tout comme les fameux armements de destruction massive en Irak en 2003.

En réalité, nous le savons depuis longtemps. Un réalisateur talentueux, Julien Teil, avait révélé les mensonges utilisés pour justifier la guerre dans une vidéo excellente tournée et mise en ligne en 2011. Teil explique comment des opposants au colonel Kadhafi s'étaient déguisés en ONG pour intervenir au Conseil des Droits de l'Homme à l'ONU, et comment la Cour pénale internationale a cautionné une guerre déjà en cours avec une accusation contre Kadhafi basée sur les même mensonges. En réalité, les affirmations selon lesquelles le colonel Kadhafi s'apprêtait à commettre un massacre à Benghazi, où que l'aviation libyenne avait bombardé des rebelles à Tripoli même, étaient des pures inventions que certaines personnes bien informées avaient reconnues comme tels au moment des faits, et que la Commission accepte aujourd'hui comme sans fondement: au paragraphe 32 du rapport, elle dit qu'aucune preuve n'existait que Kahdafi allait massacrer des civils.

La Commission critique aussi les carences des services de renseignement qui n'auraient pas compris le caractère islamiste de la rébellion en Libye. C'est ce facteur, selon la Commission, qui a contribué au chaos actuel qui règne en Libye. Celui ci conclut: «Le résultat est un effondrement politique et économique, une guerre civile et tribale, une crise humanitaire et migratoire, une violation généralisée des droits de l'homme». Au paragraphe 28 et ailleurs, la Commission dit qu'on aurait du savoir à l'avance que les rebelles étaient des islamistes. En réalité, on le savait fort bien, comme en témoigne la déclaration de l'ambassadeur français en Libye devant l'Assemblée nationale le 8 mars 2011, donc plus d'une semaine avant le début de l'intervention de l'Otan, que les rebelles à Benghazi étaient liés aux Frères musulmans.

La Commission s'en prend aussi à l'évolution des objectifs militaires de la guerre - soi-disant protection des civils au début, changement de régime très vite après. Ici les similarités entre la guerre en Libye et la guerre en Irak sont des plus frappantes. Au paragraphe 49, le rapport dit que le changement de régime était, ou est devenu, le vrai but de l'opération.

Le rapport s'en prend également au fait qu'aucune alternative à la guerre n'a été exploitée

Le rapport omet de citer comme preuve les déclarations faites sur Europe 1 le lendemain de l'assassinat brutal de Muammar Kadhafi - qui était filmé et dont la vidéo a été mise en ligne, les cris de «Allahu Akhbar» étant parfaitement audibles - par le ministre français des affaires étrangères et sans doute futur président de la République, Alain Juppé, qui a déclaré sans rougir : «L'opération militaire est terminée. L'ensemble du territoire libyen est sous le contrôle du Conseil national de transition et, sous réserve de quelques mesures transitoires, l'opération de l'Otan est arrivée à son terme. L’objectif qui était le nôtre, c’est-à-dire accompagner les forces du Conseil national de transition dans la libération de leur territoire, est maintenant atteint. Notre but était de le forcer (Kadhafi) à abandonner le pouvoir». (C'est moi qui souligne.) Or, rien dans la résolution de l'ONU «autorisant» la guerre n'autorisait le changement de régime. En plus, le premier ministre Cameron avait explicitement dit à la Chambre des communes que le but de la guerre n'était pas le changement de régime (paragraphe 48 du rapport).

Le rapport s'en prend également au fait qu'aucune alternative à la guerre n'a été exploitée, ce qui est surprenant au vu des contacts approfondis entre Tony Blair et le colonel Kadhafi, et entre de nombreuses institutions londoniennes et son fils Saif.

Tout en désignant l'ancien premier ministre David Cameron comme le premier responsable dans la décision d'opter pour une attaque militaire, les députés membres de la Commission des Affaires Etrangères épinglent le rôle de la France et en particulier celui de Nicolas Sarkozy. Le rapport omet cependant de spéculer sur les vraies motivations que Sarkozy pouvait avoir pour se débarrasser de Kadhafi. Les affirmations selon lesquelles Kadhafi aurait financé la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007 continuent à être débattues dans la presse française. Mais elles sont totalement absentes de ce rapport. Que le Royaume-Uni a été à la remorque de la France ne fait peu de doute; mais c'est très clairement la faute du Premier ministre Cameron qui avait pris la décision de la suivre.

Avec ce rapport, ce n'est pas seulement la guerre en Libye qui est critiquée mais aussi toute la politique dite d'ingérence pratiquée par les puissances occidentales

Absente aussi est toute critique de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l'ONU, votée le 17 mars 2011. C'est le principal manquement grave d'un rapport qui par ailleurs honore la Commission qui l'a rédigé. Sur le plan formel, l'intervention en Libye était légale, contrairement à la guerre en Irak, parce que légitimée par l'ONU. En réalité, le Conseil de sécurité, qui de toute façon est dominée par les puissances belligérantes dans cette guerre (la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis), a clairement outrepassé ses propres pouvoirs en déclarant que la situation en Libye était «une menace pour la paix et la sécurité internationales». En réalité, cette phrase, qui déclenche les pouvoirs sous le chapitre VII de la Charte de l'ONU, a été employée de façon parfaitement abusive. Elle discrédite et dévalorise le travail de l'ONU. En aucun cas une petite rébellion locale dans un pays africain ne représente une menace à la paix du monde. En statuant ainsi, le Conseil de sécurité s'est érigé en gendarme international, de dotant d'un droit d'ingérence dans les affaires intérieures des Etats que la Charte de l'ONU interdit explicitement. C'est une dérive grave dans la pratique du Conseil de sécurité qui aurait mérité une critique approfondie par les parlementaires.

Deuxième manquement grave : aucune mention des massacres de civils commis par les rebelles soutenus par l'Otan, notamment à Sirte, ville natale de Kadhafi. Pourtant la presse britannique avait très bien rendu compte de ces attaques au moment des faits. Les bombardements aveugles des villes pro-Kadhafi sont une tâche inexpiable de cette intervention; et ils rendent parfaitement hypocrites la justification initiale de celle-ci.

Avec ce rapport, ce n'est pas seulement la guerre en Libye qui est critiquée mais aussi toute la politique dite d'ingérence pratiquée par les puissances occidentales depuis la fin de la guerre froide - en Irak en 1991, en Yougoslavie de 1992 à 1999, en Irak en 2003, en Côte d'Ivoire et en Libye en 2011, et l'attaque manquée contre la Syrie en 2013. Pour éviter ce récidivisme occidental, qui ne fait qu'aggraver le chaos du monde, il faut revenir du droit international classique tel qu'il est formulé par la Charte des Nations Unies.

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