Le rapport Chilcot dit tout et son contraire

Le rapport sur la guerre en Irak ne pourra faire inculper ni Tony Blair ni les 412 députés de la Chambre des Communes qui ont voté pour la guerre en Irak, selon l'historien John Laughland.

La presse britannique et internationale semble unanime: le Rapport Chilcot, publié le 6 juillet avec cinq ans de retard, semble avoir démontré que Tony Blair est coupable de la guerre en Irak et qu'il est désormais susceptible d'être inculpé.

Fervent opposant à la guerre en Irak, je suis plutôt déçu non seulement par les conclusions du rapport mais aussi par la façon dont il a été rédigé. Et je suis surtout convaincu que ce rapport n’aura strictement aucune conséquence.

Premier constat : aucun des points contentieux n'a été définitivement arrêté par la publication de ce rapport si longuement attendu. Les opposants de Blair affirment que Chilcot a prouvé que l'ancien Premier ministre avait menti. Blair cite le rapport pour affirmer le contraire. En réalité, toutes les positions prises par les uns et les autres avant la publication du rapport ont été réaffirmées après. Rien ne changera car chacun y trouvera ce qu’il cherche.

Les mensonges racontés par Blair à propos de la Yougoslavie étaient aussi énormes que ceux qu'il a racontés à propos de l'Irak

En effet, le rapport conclut à propos du célèbre dossier des services de renseignements, publié en septembre 2002 sur les armements de destruction massive en Irak, qu'«il n'existe aucune preuve que des renseignements ont été inclus à tort dans ce dossier, ni que le 10 Downing Street avait abusivement influencé le texte». Cette phrase est un démenti terrible de la fameuse affirmation d'un journaliste à la BBC selon laquelle le gouvernement aurait rendu le dossier «plus sexy», c'est à dire que Blair aurait déformé les informations et les conclusions fournies par les services de renseignement pour exagérer ou inventer la menace irakienne. Ce paragraphe 533 du rapport disculpe donc Tony Blair de cette accusation, comme ce dernier n'a pas hésité à le souligner dans sa conférence de presse du 6 juillet. Mais quelques paragraphes plus loin (paragraphe 540) Chilcot dit que le Premier ministre avait eu tort d'écrire, dans la préface, que «les renseignements prouvaient sans aucun doute» que Saddam Hussein avait des armes chimiques et biologiques. Chilcot dit tout et son contraire.

Le rapport n'a même pas abordé la question la plus importante, celle de la légalité de la guerre

Deuxième constat : un rapport qui fait 2 millions de mots, qui est donc cinq fois plus long que Guerre et Paix et trois fois plus long que les œuvres complètes de Shakespeare, ne sera jamais lu. Il ne peut qu'ouvrir davantage de questions qu'il n'en referme. Le rapport n'a même pas abordé la question la plus importante, celle de la légalité de la guerre. 

En submergeant la guerre en Irak sous une montagne d'informations, ce rapport fait abstraction d'autres questions importantes, et notamment de celle du rôle des néoconservateurs américains dans le déclenchement de la guerre. Dans le résumé du rapport, par exemple, on constate avec effarement qu'Israël n'est même pas évoqué, alors que, pour les idéologues américains, la destruction du régime irakien était une étape essentielle vers la création d'un «Grand Moyen-Orient» qui assurerait la sécurité des l'Etat hébreu et des intérêts américains. (La Syrie est une autre étape vers le même but.) Un rapport qui n'aborde pas de telles questions est inutile, en se concentrant sur la seule politique britannique. Son inutilité est d'autant plus agaçant que le rapport aura coûté 10 millions de livres, ayant consommé 1 500 000 livres par an y compris pendant les nombreuses années quand la publication était retardée pour des raisons de sécurité nationale. Ce rapport nous a-t-il fourni des informations supplémentaires dont nous ne disposions pas? J’en doute.

Aucun autre Premier ministre n'aura été aussi belliqueux

Troisième constat : la controverse autour de la guerre en Irak a éclipsé les autres guerres menées par Tony Blair qui n'en a pas lancé une seule mais cinq : en Irak en 1998, en Yougoslavie en 1999, en Afghanistan en 2001, au Sierra Leone en 2000 et, bien sûr, en Irak en 2003. Aucun autre Premier ministre n'aura été aussi belliqueux que l'homme «aux yeux du diable». Le rapport lui-même contribue à l'amnésie de ces autres guerres en affirmant, dès la première phrase, qu'avec la guerre en Irak en 2003 le Royaume Uni avait participé à l'invasion et à l'occupation d'un pays souverain «pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale». Mais qu'était donc l'attaque contre la Yougoslavie en 1999 sinon une attaque contre un Etat souverain suivie de son occupation dans le but d'en changer le régime ? L'Irak en 2003, c'était la guerre du Kosovo bis. Cette guerre, tout comme celle de 2003 contre l'Irak, n'avait pas été légitimée par le Conseil de sécurité des Nations unies : elle était donc aussi illégale et les mensonges racontés par Blair à propos de la Yougoslavie - il affirmait notamment que les autorités yougoslaves étaient en train de perpétrer un génocide, ce qui était totalement faux - étaient aussi énormes que ceux qu'il a racontés à propos de l'Irak. Chilcot contribue à l'oubli de ce qui est à l'origine de la guerre en Irak: ayant gagné son pari sur le Kosovo, Blair croyait qu'il pouvait refaire la même chose en Irak. Et il avait raison.

Aucun acte d'agression antérieur à la définition arrêtée par la CPI en 2010 ne peut être jugé par la CPI

Conclusion: malgré la perspective appétissante d'une inculpation de Tony Blair pour crimes de guerre - magistralement évoquée dans le film de Roman Polanski, The Ghost Writer en 2010 - celle-ci est impossible. Architecte de la Cour pénale internationale, Tony Blair a réussi à faire en sorte que le crime d'agression, l'accusation principale portée contre les Allemands à Nuremberg en 1945 et les Japonais à Tokyo en 1946, ne fût pas défini dans le Statut de Rome instituant la CPI. Pourtant ce crime avait été amplement défini par une résolution de l'Assemblée générale de l'ONU en 1974. Aucun acte d'agression antérieur à la définition arrêtée par la CPI en 2010 ne peut être jugé par la CPI, à cause du principe de la non-rétroactivité juridique.

La Chambre des communes toute entière a voté en faveur de la guerre en Irak en 2003

Mais l’impossibilité d’une inculpation ne relève pas seulement de questions légales. Elle relève aussi du politique. Ceux qui parlent aujourd'hui d'une inculpation de Tony Blair pour crimes de guerre oublient une chose. C'est que la Chambre des Communes toute entière a voté en faveur de la guerre en Irak en 2003. La Chambre des Communes qui, selon un principe multiséculaire de la constitution britannique, ne peut être soumis à aucune juridiction supérieure car elle est, précisément, la «Haute Cour du Parlement». Le Parlement, c’est la plus haute instance du pays, il n’existe aucun recours juridique devant ses décisions.

En 1960, en Turquie, l'armée turque putschiste a fait un procès contre le gouvernement proto-islamiste d'Adnan Menderes et contre la totalité de ses députés à l'Assemblée nationale turque - plus de 600 personnes. Les principaux dirigeants furent pendus. Ce fut un cas exemplaire d'une parodie de justice suite à un coup d'état. Qui va arrêter les 412 députés à la Chambre des Communes britannique qui ont voté la guerre en Irak en mars 2003 ? Sous quelles conditions et au nom de quel précédent ? Un tel rêve est adolescent et pas sérieux. Comme dit la Sainte Ecriture, «La colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu». 

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