Si on avait encore des doutes sur la proposition d’accord commercial entre les Etats-Unis et l’Union européenne, avec les 248 pages qui ont été révélées tout est devenu clair comme de l’eau de roche. Le TAFTA était déjà controversé, il pourrait bientôt devenir un sujet politique épineux.
Un nivellement par le bas
Les divulgations montrent que l’accord comprend des provisions qui permettraient aux firmes américaines d’exercer une énorme influence sur les lois réglementaires européennes, rabaissant la santé publique et les standards de sécurité au niveau de ceux en vigueur aux Etats-Unis. La cerise sur le gâteau ? Alors que les Etats-Unis se verraient octroyé autant de pouvoir, il n’y aurait «aucune garantie de réciprocité».
En pratique, si l’accord était signé tel qu’il est rédigé aujourd’hui, l’accord donnerait autant d’influence sur les réglementations européennes aux entreprises américaines qu’aux entreprises européennes. Si les nations européennes votaient des lois pour élever leurs standards, les entreprises américaines pourraient les arrêter. Si cela ressemble à un accord qui profiterait plus à un partenaire qu’à un autre, c’est parce que c’est exactement ce qu’est le TAFTA. Pas étonnant que les Britanniques ne sautent pas de joie à l’idée de rester dans un bloc économique qui pourrait signer tel un accord.
Si les nations européennes votaient des lois pour élever leurs standards, les entreprises américaines pourraient les arrêter
Les textes divulgués par Greenpeace ne révèlent pas seulement de nouvelles requêtes, mais aussi des efforts pour changer complètement les standards de sécurité européens de base, y compris les «détails de menaces spécifiques» comme le «plan pour mettre fin à l’interdiction européenne sur les OGM». C’est un nivellement par le bas de la santé et la sécurité publiques, d’après le directeur de Greenpeace Europe.
Une autre révélation particulièrement intéressante du journal allemand Süddeutsche Zeitung a dévoilé que Washington menaçait de bloquer le processus ayant pour but de faciliter les exports de voitures européennes vers les Etats-Unis afin de forcer l’Union européenne à acheter des produits agricoles américains, plus risqués pour l’environnement.
Et si vous vous inquiétiez des effets du TAFTA sur les accords existants pour lutter contre le changement climatique, les divulgations de Greenpeace ne vont que renforcer vos inquiétudes. En effet, aucune des 248 pages divulguées ne fait référence au supposé effort mondial pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, bien que la Commission européenne ait assuré à plusieurs reprises que cela serait une priorité.
Le fait que l’Europe accepte de «négocier» ses standards de sécurité au profit des entreprises américaines dépasse l’entendement et mérite certainement d’être publié
Pas d’accord ?
On comprend très bien pourquoi ces négociations sont faites en secret et pourquoi la Commission européenne a interdit au public l’accès aux principaux textes des négociations pendant 30 ans. Si les Européens avaient connu les tenants et les aboutissants de ce troc, ça aurait fait un tollé général. Maintenant ils les connaissent. Ça fait tellement tâche dans la démocratie et la «transparence» de l’Occident que c’est Greenpeace qui a dû fournir le premier aperçu de ces négociations.
Mais les révélations montrent aussi que l’accord est loin d’être conlu. Les documents ne constituent pas un texte fini, comme l’a écrit la commissaire européenne au Commerce Cecilia Malmström sur un blog le lundi 2 mai. Ils représentent les positions de chacun des partis. Par conséquent, d’après Cecilia Malmström, les «gros titres alarmistes» ne sont qu’une «tempête dans un verre d’eau».
Elle a tort sur ce point. Il peut rester quelques points litigieux, mais le fait que l’Europe accepte de «négocier» ses standards de sécurité au profit des entreprises américaines dépasse l’entendement et mérite certainement d’être publié. Cecilia Malmström a fortement nié qu’un accord commercial puisse rabaisser le niveau de protection des consommateurs européens – et c’était une affirmation ferme à première vue.
On ne négocie pas avec la première puissance mondiale en pensant en tirer profit
Son prochain papier sur son blog la verra soit admettre qu’il s’agissait là d’un mensonge, soit que l’accord n’aboutit à rien - au regard de ce que l’on sait de la tactique de négociation des Etats-Unis, ce sera ou l’une ou l’autre de ces options. On ne négocie pas avec la première puissance mondiale en pensant en tirer profit.
L’enthousiasme des dirigeants européens pour cet accord était déjà affaibli ces dernières semaines, un signe que l’Europe n’est peut-être pas encore prête à tout sacrifier. Le Premier ministre français Manuel Valls a prévenu que si le TAFTA ne protégeait pas la qualité de vie des Français, il y aurait peu de chances que l’accord aboutisse. Le ministre allemand de l’économie a publiquement dénoncé le refus de faire des concessions de la part de Washington. Vues les retombées des révélations [de Greenpeace], cela pourrait bien continuer.
Le père fouettard est de retour
Malheureusement, arrive le moment où je dois mentionner Vladimir Poutine, encore une fois. Apparemment il déteste le TAFTA, ce qui, bien sûr, est une raison d’aimer le TAFTA. James Stavridis, ancien commandant suprême des forces alliées de l’OTAN, y a dédié un article entier en 2014. Cette nouvelle tentative de semer la panique en déclarant Poutine vainqueur ou perdant a de toute évidence été un raté puisque les centaines de milliers d’opposants au TAFTA qui ont manifesté ces derniers mois se fichent pas mal de ce qu’en pense Poutine. Cela n’a pas pour autant découragé les pro-TAFTA d’essayer de l’inclure dans le débat. En avril, c’était au tour de la rédactrice en chef du blog Strategic Europe à la fondation Carnegie, Judy Dempsey, de s’y mettre.
Imaginez l’horreur que suscitent des manifestants «très organisés» défilant contre un accord qui porterait atteinte à leur démocratie
Un partenariat transatlantique affaibli «profiterait à la Russie», a-t-elle déclaré, et le TAFTA va renforcer ce partenariat. C’est étrange car cela faisait longtemps que le partenariat transatlantique se portait plutôt bien sans le TAFTA. Mais maintenant le débat a été «détourné» par une campagne anti-TAFTA «très organisée» et teintée d’ «anti-américanisme», prévient Judy Dempsey. Imaginez l’horreur que suscitent des manifestants «très organisés» défilant contre un accord qui porterait atteinte à leur démocratie. C’est évidemment abominable. Mais tout est de la faute de Poutine, parce que la Russie mène une «campagne de propagande sophistiquée ayant pour but de promouvoir les mouvements populistes et eurosceptiques et un sentiment anti-américain».
Seuls 17% des Allemands et 18% des Américains sont pour le TAFTA, et ces chiffres ne sont pas liés au fait que cet accord donnerait un pouvoir incroyable aux entreprises, ce qui serait une mauvaise nouvelle pour les Européens et les Américains. Non, c’est tout simplement dû à la propagande de Poutine.
Une amie qui ne suit pas l’évolution de la polémique du TAFTA m’a demandé pourquoi on en faisait toute une histoire. Je lui ai fait un résumé des révélations de Greenpeace. Sa réponse a été simple : «Mais pourquoi ratifierait-on cet accord ?»
Bonne question.
Du même auteur: L’enquête américaine sur «l’intrusion russe» dans l’UE sera une farce