Secret des affaires : «l’œuvre d’un lobby bancaire»

Il y a un conflit de normes entre les dispositions sur les lanceurs d’alerte et les dispositions sur le secret des affaires qui visent à limiter le droit d’expression, estime l’écrivain et publiciste Eric Verhaeghe. 

RT France : Quel est votre avis concernant la directive sur le secret des affaires adoptée par le Parlement européen ?

Eric Verhaeghe : Ce qui gêne tout le monde, c’est que cette directive a été négociée en cachette, en catimini. On voit bien que c’est la manifestation ou l’œuvre d’un lobby et spécialement du lobby bancaire qui cherche à maîtriser la communication qu’on peut faire sur le fonctionnement des entreprises et notamment sur le fonctionnement des banques.

Evidemment, ce n’est pas un hasard si cette directive arrive dans un contexte où il y a eu les Panama Papers, où il y a eu différents lanceurs d’alerte comme Jerôme Kerviel en France. Bien entendu, c’est un contexte où un certain nombre de grandes entreprises qui ne sont pas transparentes ne souhaitent pas être victimes de cette transparence et préfèrent maîtriser la communication sur leurs activités.

RT France : Sur 652 eurodéputés présents à Strasbourg pour voter cette directive, 503 ont voté pour. Seulement 131 ont voté contre. Pourquoi une si large majorité ?

E.V. : Parce que là encore, le fonctionnement du Parlement est opaque. On voit bien que là aussi le Parlement européen s’est mis en difficulté sur les normes en matière de diesel, sur les normes en matière d’environnement. Le Parlement européen adopte régulièrement des textes qui sont très favorables à des lobbies industriels et qui ne respectent pas l’intérêt général. On peut donc imaginer que, là encore, sur le secret des affaires, l’influence des lobbies a été extrêmement importante pour orienter, pour influencer le vote final. Au final, une fois de plus, le Parlement européen est en train de se faire le défenseur des grands groupes multinationaux et qu'il s'éloigne petit à petit de la mission d’intérêt général qui était la sienne initialement.

RT France : Les défenseurs de ce projet estiment justement qu’il défend les intérêts des PME en disant que les petites entreprises ont du mal à lutter contre l’espionnage industriel…

E.V. : Toute l’astuce de la directive est évidemment d'y mêler la lutte contre l’espionnage industriel, qui est une bonne chose. Mais encore faut-il savoir qui doit la mener, dans quelles conditions et quels sont les intérêts industriels derrière les outils de lutte contre l’espionnage industriel. L’astuce de la directive, c’est évidemment d’introduire un contrôle de l’information sur le fonctionnement des entreprises et notamment de limiter fortement la liberté de la presse ou la liberté d’expression sur ces sujets. On a bien aujourd’hui un conflit de normes entre les dispositions sur les lanceurs d’alerte qui visent à protéger les gens, qui dénoncent des scandales industriels, et les dispositions sur le secret des affaires qui visent à limiter le droit de s'exprimer sur les fonctionnements internes des entreprises.

RT France : L’eurodéputé écologiste Pascal Durant dit qu’en France les journalistes pourront plus ou moins faire leur travail alors que dans d'autres pays européens comme la Hongrie ou la Pologne, cela va être encore plus compliqué de dénoncer les infractions au sein des entreprises. Etes-vous d’accord ?

E.V. : Je pense que même en France la situation est compliquée puisque, comme vous le savez, il y a un bloggeur français, Jean-Pierre Chevalier, qui a été condamné à des dommages et intérêts vis-à-vis de la Société générale pour s’être exprimé sur ses ratios de liquidité et sur son respect des ratios de liquidité internationaux. On voit donc bien que, même en France, il y a une vraie difficulté aujourd’hui pour la presse à prendre position sur des données d’entreprises qui sont réputées confidentielles comme par exemple le ratio de liquidité des banques, le ratio de solvabilité des compagnies d’assurance. On sent bien la pression qui vise à instrumentaliser la lutte contre l’espionnage industriel pour limiter en réalité la capacité d’information et de symétrie d'accès à l’information concernant les grands groupes financiers. Tout le sujet est là. C’est-à-dire que, depuis qu’on lutte contre les délits d’initiés, il y a bien un problème aujourd’hui de coût d’acquisition de l’information sur les entreprises. La directive qui est adoptée sur le secret des affaires vise à renchérir le coût de l'accès à l’information sur les entreprises pour les petits actionnaires, les petits épargnants et pour les consommateurs. C’est donc une norme qui va favoriser les délits d’initiés et surtout qui va donner un avantage extrêmement important à ceux qui ont l'information au détriment de ceux qui ne l'ont pas.

RT France : Dans votre article publié sur le site Atlantico intitulé «Quand l’AMF sanctionne lourdement un lanceur d’alerte» vous dites que les lanceurs d’alerte font le boulot que la presse papier ne fait plus. S’agit-il de la France ou du monde entier ?

E.V. : C’est un cas assez répandu dans le monde. Beaucoup de journalistes, pour avoir un scoop ou une information privilégiée passent un accord tacite avec celui qui le leur donne afin de ne pas le calomnier, pour ne pas les critiquer. Si je veux, par exemple, avoir un accès privilégié à une information gouvernementale, je ne m’autorise plus à critiquer le gouvernement. C’est un phénomène très répandu, et c’est particulièrement vrai en France où les subventions à la presse sont très élevées. Le Figaro perçoit 16 millions d’euros d’aide de l’Etat, Le Monde en perçoit autant. La presse papier est aujourd’hui subventionnée par l’Etat, cette situation est donc encore plus marquée en France qu’ailleurs.

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