RT : Comment voyez-vous les relations franco-saoudiennes ?
Frédéric Pichon (F. P.) : Je pense qu’elles sont à l’image de la visite du prince héritier saoudien Nayef, c’est-à-dire un peu discrètes puisque si on regarde l’agenda du président de la République François Hollande, cette visite a été à peine annoncée.
Elle se produit à un moment où l’Arabie saoudite connaît une situation économique très tendue. Et du point de vue politique aussi puisque l’Arabie saoudite a décidé de suspendre le crédit de 3 milliards de dollars qu’elle avait accordé à l’armée libanaise. L’Arabie saoudite a de gros problèmes en ce moment, d’autant plus qu’il y a toujours cette offensive qu’elle mène au Yémen qui, en France, est passée sous un silence assourdissant. Pour François Hollande essayer de resserrer les relations avec ce partenaire, c’est quand même assez compliqué.
RT : Il n’y a eu quasiment aucun article consacré à cette rencontre. Pourquoi autant de discrétion est-elle de mise ?
F. P. : Effectivement, je crois que la «sainte guerre» qui est menée au Yémen en ce moment, essentiellement par l’Arabie saoudite, est quelque chose qui commence à sortir dans les médias français. Certaines personnalités commencent à s’y intéresser, alors que cela fait six mois qu’elle est fortement engagée. Je crois donc que François Hollande n’a pas envie de rajouter ce facteur aggravant à sa côte de popularité déjà très basse.
RT : Comment, d’après-vous, les élites françaises perçoivent-elles cette rencontre entre le président français et le prince héritier saoudien ?
Il semble que la France ait été parfaitement alignée sur les positions des pays du Golfe
F. P. : Cela fait partie du domaine réservé du président de la République. Malheureusement, en France il n’y a pas vraiment de débat sur les options géostratégiques. C’est l’apanage de l’exécutif.
Je pense qu’en France personne ne s’est offusqué, il y a près d’un an, lorsque François Hollande a été l’invité d’honneur du Conseil de coopération du Golfe. Il y a une vraie dichotomie entre cette diplomatie et puis ce qu’en dit le monde politico-médiatique en France.
RT : L’Arabie saoudite est considérée comme un sponsor du terrorisme international, alors que la France s’est engagée à lui livrer une lutte implacable. Comment ces deux facteurs s’articulent-ils ?
F. P. : Ce n’est pas encore clair, comme d’ailleurs le rôle de l’Arabie saoudite dans ce jeu ambigu par rapport au terrorisme, par rapport aux organisations djihadistes comme le Front Al-Nosra en Syrie. Ce jeu trouble, cette ambiguïté est quelque chose qui a du mal à être énoncé dans le débat politique français. Régulièrement, un certain nombre d’experts, d’universitaires vont allumer des contre-feux en expliquant méticuleusement que ce n’est pas vrai, d’ailleurs l’Arabie saoudite est elle-même la victime du terrorisme, etc. Je crois qu’il y a une partie des élites françaises qui sont stipendiées, à travers un certain nombre d’organismes proches de think tanks néo-conservateurs américains qui s’intéressent à ce que cette alliance saoudienne soit maintenue et qu’on ne puisse rien dire sur l’Arabie saoudite.
On se souvient par exemple des exécutions opérées par l’Arabie saoudite en janvier 2016, et notamment celle du cheikh chiite Al Nimr. Cela a suscité une condamnation très, très molle de la part du Quai d’Orsay. C’est à l’image de notre mansuétude, de notre grande tolérance envers ce pays.
Les petits hommes qui sont aux manettes n’ont aucune vision globale, historique de ce que devrait être une politique étrangère française
RT : Pourquoi cette tolérance ? Serait-ce lié aux contrats commerciaux ?
F. P. : Il y a effectivement de cela. Nous menons très clairement la politique de nos clients dans le Golfe. Cela paraît caricatural, mais c’est la réalité, et l’on peut même s’interroger sur le fait de savoir si la France n’est pas devenue, d’un point de vue géopolitique, une puissance sunnite. Puisque sur les dossiers syrien, yéménite ou iranien, il semble que la France ait été parfaitement alignée sur les positions des pays du Golfe, notamment de l’Arabie saoudite, pour d’une part commencer par refuser l’accord de juillet 2015 avec l’Iran, pour soutenir la guerre au Yémen et pour contester ou critiquer l’intervention russe en Syrie. On retrouvait quasiment les mêmes communiqués entre les deux pays.
RT : Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
F. P. : Cela signifie simplement que la diplomatie française n’est plus dans son rôle. Pendant longtemps, elle a eu un rôle ou en tout cas une réputation d’équilibre, de mesure, de capacité à parler avec tous… Je crois qu’elle a néanmoins d’excellents leviers. On a une histoire, une tradition, mais les petits hommes qui sont aux manettes n’ont aucune vision globale, historique de ce que devrait être une politique étrangère française. Encore une fois, il ne s’agit pas de rompre totalement les relations avec ces pays-là, mais d’essayer de les équilibrer, de jouer notre rôle de moyenne puissance, capable de refuser les confrontations et le manichéisme dans la région.