RT France : Plusieurs analystes affirment qu’une nouvelle crise mondiale de l’ampleur de la deuxième grande dépression, approche. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
Jacques Sapir : Il est beaucoup trop tôt aujourd’hui pour déterminer quelle sera la nature, la forme, la dangerosité de la crise. Par contre, ce qu’on peut dire d’ores et déjà c’est qu’on voit venir une crise. On le voit d’ailleurs à plusieurs éléments – l’ampleur qui est prise aujourd’hui par les placements spéculatifs, les prises de risque de toute une série de banques – ça dépend des pays, mais dans certains pays ces prises de risques sont extrêmement importantes ; la très grande nervosité aujourd’hui des marchés financiers qui se traduit par une volatilité des cours extrêmement importante, voire des effondrements de cours, comme dans le cas du pétrole ou d’autres matières premières. Il y a là tous les indicateurs qui nous permettent de dire que oui, une crise est sur le point de survenir. On peut aussi considérer que cette crise aura un impact très néfaste sur l’économie mondiale, parce que l’économie mondiale n’a toujours pas récupéré depuis la crise précédente, la crise dite des subprimes, qui a éclaté en 2007-2008 et a continué grosso-modo jusqu’en 2010-2011. L’économie mondiale n’a pas récupéré depuis cette crise-là, en particulier en Europe, on constate que le niveau d’activité de l’Europe est à peine au niveau où on était en 2007.
Donc c’est aussi un indicateur d’un risque extrêmement sérieux de grave dépression. Mais une fois que l’on a dit cela, il n’est pas possible aujourd’hui de dire quelle sera la nature exacte de cette crise.
Le pétrole est devenu un actif financier comme un autre
RT France : D’après vous, que se passe-t-il sur le marché pétrolier ? Où va-t-on ?
Jacques Sapir : Sur le marché pétrolier il y a aujourd’hui deux choses importantes. La première c’est qu’il y avait depuis maintenant plusieurs années un excès de production – ce qu’on appelle en économie un excès d’offre – par rapport à la demande des consommateurs. Mais, cet excès d’offre est en train de se réduire.
Il se réduit d’ailleurs à cause de la baisse des prix du pétrole. Cette baisse a d’ores et déjà entrainé toute une série de fermeture de puits, en particulier dans le pétrole de schiste aux Etats-Unis, continue d’entrainer des fermetures de puits ou des ralentissements de production, en particulier sur les gisements et sur les productions dont le coût est particulièrement élevé, par exemple ceux qu’on appelle «offshore», le forage en mer à grande profondeur. Par contre on voit très bien que la demande de pétrole, elle, continue d’augmenter, en dépit du ralentissement de la croissance. La demande de pétrole continue d’augmenter. Donc, aujourd’hui nous sommes toujours dans une situation d’excédent, mais cette situation d’excédent va se réduire maintenant fortement. Cependant, les prix continuent à baisser. Pourquoi ? Ça c’est la deuxième chose importante qu’il faut comprendre, c’est qu’aujourd’hui le pétrole est devenu un actif financier comme un autre. Ce qui veut dire que d’énormes quantités de pétrole – on considère que c’est à peu près 80-85% des stocks mondiaux, des réserves de pétrole sorties, ne sont pas possédées par des entreprises pétrolières, mais directement par des sociétés financières ou des banques. Or, le stockage de ce pétrole coûte cher, et aujourd’hui de très nombreuses sociétés financières sont obligées de vendre les stocks qu’elles ont accumulés depuis deux à trois ans, et en faisant cela, elles augmentent artificiellement les niveaux de production et elles provoquent une chute importante du cours. Donc on est aujourd’hui dans une dynamique de baisse du prix du pétrole, de baisse du cours qui est extrêmement importante, qui peut encore durer un à deux mois, mais il faut comprendre que cette dynamique n’est pas stable et qu’on devrait assister d’ici trois mois ou peut-être d’ici six mois, à un rebond extrêmement important des prix du pétrole.
RT France : Que va-t-il se passer avec les pays exportateurs de pétrole ?
Jacques Sapir : Les pays qui exportent le pétrole vont, à mon avis, continuer à en exporter, parce qu’ils ont besoin d’argent, sauf que ceci va amener à des modifications dans les exportations. On voit déjà qu’aux Etats-Unis il y a une autorisation d’exporter du pétrole des Etats-Unis – pendant très longtemps il était interdit d’exporter le pétrole depuis les Etats-Unis. Mais aujourd’hui on voit que cette autorisation, certes elle pourra profiter à certains centres financiers, à certaines banques qui détiennent des stocks relativement importants, mais que cette autorisation ne pourra pas profiter aux producteurs, parce que les producteurs sont en train de réduire très fortement leur production. Même chose dans le cas de l’Iran, qui voudrait bien profiter de la fin des sanctions qui le frappait, pour vendre du pétrole, mais il a intérêt à vendre du pétrole que s’il produit ce pétrole à des coûts qui sont malgré tout inférieurs au prix virtuel auquel le pétrole est vendu. Il faut savoir qu’avec un pétrole qui est vendu entre 28-29 dollars et 31-32 dollars le baril, cela exclut toute une série de champs de production parce que les coûts sont élevés. Et ça veut dire que les exportateurs de pétrole vont bien sûr continuer à vendre du pétrole, mais ils vont probablement commencer à restreindre leur production en éliminant les gisements où les coûts de production sont les plus élevés.
La question se pose de savoir si dans l’ensemble des pays européens on va continuer de respecter la politique d’austérité
RT France: Si on raisonne dans le contexte d’une crise, où seront les points de croissance ? Est-ce que cela sera la Chine, même si son économie ralentit aujourd’hui ?
Jacques Sapir : Dans le cas où on arrivait effectivement à une situation de crise importante – ce qui est très probable – il est très clair que les seuls endroits qui seraient capable de continuer à porter la croissance, resteraient malgré tout, les pays émergeants, en particulier la Chine. On comprend que le problème actuel de la Chine est beaucoup plus un problème de changement économique, de la restructuration globale de l’économie, qui est un réel problème de croissance.
Il est clair aujourd’hui que la Chine doit chercher à faire évoluer sa croissance plutôt vers l’intérieur que vers les exportations, plutôt vers des productions qui sont à faible empreinte écologique que vers des productions qui sont à très forte empreinte écologique, sauf que ce changement va prendre du temps. C’est tout à fait normal, cela peut prendre plusieurs années, et que pendant cette période de changement, l’économie chinoise sera évidemment en difficulté, en moindre croissance, par rapport à ce qu’elle a pu connaitre ces dernières années.
Mais aujourd’hui on voit très bien que dans toute une série de pays il y a malgré tout, des gisements potentiels de croissance importants, mais que ces gisements sont plutôt situés sur la demande intérieure que sur les exportations. C’est un peu la même chose au Brésil et en Russie, et là il faut comprendre que c’est plutôt dans le développement de l’économie intérieure que l’on pourrait avoir une forte croissance.
RT France : Si on passe à l’Europe, pensez-vous que les politiques d’austérité se poursuivront ?
Jacques Sapir : Pour l’instant, tout porte à croire que cette politique d’austérité va être maintenue. Mais la question se pose de savoir si dans l’ensemble des pays européens on va continuer de respecter la politique d’austérité. Il est très clair aujourd’hui que l’Allemagne souhaite maintenir sa politique d’austérité pendant encore deux à trois ans. Mais au Portugal il commence à y avoir des problèmes importants, le gouvernement portugais est en train de travailler sur un budget qui ne correspond pas en réalité à la politique d’austérité ; le gouvernement italien est en conflit avec la Commission européenne et avec l’Allemagne sur cette question de la politique de l’austérité. Le problème se pose donc – et se posera de plus en plus dans le cours de l’année 2016 – d’un conflit entre d’un côté la Commission de Bruxelles et l’Allemagne, et de l’autre côté d’un certain nombre de pays qui commencent à dire : «non, ce n’est pas possible, on ne peut pas continuer dans la politique d’austérité».
RT France : En ce qui concerne l’économie française – quelles seront ses difficultés majeures en 2016 ?
Jacques Sapir : Les problèmes pour l’économie françaises sont connus. Avec la croissance relativement faible, on a aujourd’hui le problème du chômage. Un deuxième point important sera la question du financement de l’économie française et on voit bien qu’en termes du financement des entreprises, en particulier de l’industrie, il y a une accumulation des problèmes qui est extrêmement grave. La troisième catégorie de problèmes c’est qu’il y a tous les éléments pour un conflit important dans l’économie française : d’un côté les salariés qui disent à leurs patrons «vous ne pouvez pas continuer à tirer sur nos salaires et conditions de travail», et les patrons qui ne veulent rien entendre et qui disent «si vous n’acceptez pas les conditions qu’on vous propose nous fermerons la boutique et allons produire dans d’autres pays». Et fondamentalement cela pose le problème des conditions de production industrielle et on voit bien que ce qui est posé comme problème suit essentiellement la question du taux de change au sein de l’euro. Il est clair que cela va donner un argument supplémentaire à tous les gens qui disent «il faut que la France sorte de l’euro, dévalue par rapport à l’Allemagne». A ce moment elle retrouverait une forte compétitivité.