Elvis, a-t-il tiré sur John Kennedy depuis une butte herbeuse ? Neil Armstrong a-t-il été le premier homme sur la Lune ? Où était Barack Obama le 11 septembre 2001 ?
Si vous aviez la réponse à l'une de ces questions, The Daily Mail pourrait vous attribuer un prix. Non content de rendre compte des derniers tournants du feuilleton de la famille Kardashian ou de révéler les noms de nouveaux amants de Gerard Butler et de Sofia Vergara (attention : ils ne sortent pas ensemble), le Mail a atteint des sommets en publiant l’une des histoires les plus ridicules qu’on puisse imaginer dans le domaine de la théorie du complot.
Le tabloïd britannique prétend que Vladimir Poutine a fait placer une bombe dans le charter de Kolavia, qui a explosé en vol au-dessus du Sinaï le 31 octobre 2015 en Egypte, tuant du même coup ses 224 occupants.
Le Mail a publié une histoire sensationnelle en se fondant sur ce qu'auraient raconté les amis d'une personne qui a quitté le KGB il y a 24 ans ?
Le Mailprétend que «Kremlin a opéré cette action atroce afin de justifier l'intervention militaire en Syrie». Mais étant donné le fait que l'opération russe en Syrie est légale parce qu’entreprise en réponse à une demande d’assistance dans la lutte contre le terrorisme émanant de Damas, pourquoi Vladimir Poutine aurait-il besoin de «justifier l'intervention militaire en Syrie ?» Disons que la Russie ne prétend pas mener une guerre en Syrie, mais plutôt qu’elle se bat «pour le compte» de la Syrie. Et peu importe que les bombardements britanniques et ceux de leur allié américain soient, à proprement parler, illégaux du point de vue du droit international.
La source du Mail ? Boris Karpichkov, ancien espion du KGB qui habite maintenant en Angleterre. L’ex-membre du renseignement soviétique prétend avoir reçu l'information en question par un général-lieutenant de la GRU (le service de renseignement de l'armée russe). Donc, le Mail a publié une histoire sensationnelle sur une grande puissance mondiale à un moment de où les tensions diplomatiques sont importantes, en se fondant sur ce qu'auraient raconté les amis d'une personne qui a quitté le KGB il y a 24 ans ? Ce n’est guère mieux que de se baser sur : «On m'a dit dans un bar que...» Néanmoins, l'absence totale de sources ou de preuves pour étayer la théorie de Karpichkov ne semble guère gêner le journal britannique.
Un détail intéressant : le journaliste Andrew Malone affirme qu'il a également d'autres sources, sans préciser de qui il pourrait s'agir. «Les données de l'avion montrent que la place 30A était occupée par Nadejda Bachakova, 77 ans, originaire de Volkhov, dans la région de Saint-Pétersbourg. Elle faisait le voyage avec sa fille, Margarita Simanova, 43 ans, assise sur la place 30B. La 31A appartenait à Maria Ivleva, 15 ans, également de la région de Saint-Pétersbourg. Cette jeune femme a-t-elle pu transporter la bombe inconsciemment ? Elle était accompagnée de sa mère, Marina Ivleva, 44 ans qui demeurait à la place 31B. MES SOURCES indiquent que le porteur de la bombe était plus âgé et assis non loin», écrit Andrew Malone.
Le Mail a de l’expérience dans le domaine. Il y a un an seulement, George Clooney l'a qualifié de «pire des tabloïdes» après que ce dernier a publié une histoire inventée de toutes pièces sur la famille de sa femme. «Un [journal] qui invente des faits au détriment de ses lecteurs et de toutes les autres éditions qui reprennent cette publication à l'aveugle», a ajouté la star d’Hollywood. L'argument de Clooney concernant la reprise des articles du Mail par d’autres médias est fondée car ces informations erronées ont déjà été reprises par le Huffington Post et le Daily Express, par exemple.
L'affirmation du comédien sur le fait que le Mail «invente des faits», a été confirmée il y a quelques mois par James King, ancien collaborateur du bureau new-yorkais du site internet de l'édition. Dans son blog sur Gawker, L’année où j'ai arnaqué les internautes avec le Daily Mail Online, James King explique que les rédacteurs publiaient des informations dont ils savaient qu’elles étaient fausses. «J'ai vu comment les normes journalistiques basiques et celles de la morale étaient tranquillement et systématiquement ignorées. J'ai vu comment on se servait des publications d'autres éditions. J'ai vu les rédacteur du journal web anglophone qui a le plus de trafic dans le monde publier des informations dont ils savaient qu’elles étaient inexactes», a-t-il dénoncé.
Sans aucun doute, les médias russes sont également responsables, de temps en temps, de s’adonner aux théories du complot. Certaines chaînes locales ont fait une couverture douteuse du crash du MH-17 [de Malaysia Airlines dans le Donbass en juillet 2014] ou de la crise ukrainienne.
Secrètement, tout le monde adore les théories du complot
S’il ne s’était agi que d’un site marginal ou d’un journal qui se vend à peine, comme le Guardian, on pourrait qualifier cela de sensationnalisme inconséquent, typique de la presse britannique. Reste qu’il ne s'agit pas d'un média périphérique, il s'agit du Daily Mail. Le tabloïde de Jonathan Harmsworth occupe la deuxième place du classement des ventes de journaux au Royaume-Uni. Il tire à 1,68 million d’exemplaires tous les jours. Et comme si ce n'était pas suffisant, MailOnline est le site d'un journal d'actualités anglophone le plus lu du monde. La plupart de ses visiteurs (70%) résident à l'étranger, surtout aux Etats-Unis. Avec plus de 200 millions d'utilisateurs par mois, l’influence qu’exerce ce site est donc spectaculaire.
Et puis, secrètement, tout le monde adore les théories du complot. Le truc c'est de savoir discerner entre une blague inoffensive et des effets nauséabonds. En Amérique, les trois exemples modernes les plus connus sont ceux de John Kennedy, du 11 septembre et des alunissages. Des dizaines de livres, des centaines de sites, des milliers d'articles et – dans le premier cas – même un film hollywoodien acclamé. Tous exploitent l’avidité du public pour la «vérité» qui peut être différente de la version officielle.
Les médias occidentaux rapportent en permanence comme des faits certaines théories du complot russes
Les Russes ont leurs propres histoires de complots. Il y en a une, populaire, qui accuse la Révolution russe, avec le concours des lâches Allemands, qui auraient agi en secret, d’avoir isolé le pays rapidement, en utilisant Vladimir Lénine comme rempart. Une autre perfidie à l’égard de l’Union soviétique évoque l’histoire des possibles «cosmonautes perdus».
Sa trame se base sur l'idée que Vladimir Illiouchine fut le premier homme dans l’espace, et non pas Youri Gagarine. Comme le rapporte l’histoire, le cosmonaute aurait atterri en Chine, avant d’y être fait prisonnier, et non pas en Union soviétique, ce qui a nécessité de taire toute cette histoire. Mais en réalité, Vladimir Iliouchine est devenu par la suite administrateur dans le domaine du rugby, avant de décéder en paix, à Moscou, en 2010.
Et c'est là que tout se complique. Les médias occidentaux rapportent en permanence comme des faits certaines théories du complot russes. L'histoire des «cosmonautes perdus» était considérée comme incontestable pendant des décennies. Plus récemment, des médias qu'on croirait sérieux, tels que le Washington Post et le Guardian ont présenté comme un fait la rumeur disant que Vladimir Poutine était la personne la plus riche du monde.
Les sources mentionnées dans ces articles sont toujours des hommes tombés en disgrâce auprès des autorités russes et qui sont partis à l'Ouest
Le président russe serait également en train de se faire bâtir une résidence sur la côte de la Mer Noire, d'après The Daily Express londonien et la BBC, lorsqu’il n'est pas pris par la visite à ses vignobles en Espagne, qui d'après le même Daily Mail se situeraient près de Marbella. Sans doute, s’y promène-t-il avec Dolph Lundgren, qui réside dans les parages et qui avait joué le stéréotype du soldat-sportif soviétique, Ivan Drago, dans Rocky IV.
Les sources mentionnées dans ces articles sont toujours des hommes d'affaires ou des politiciens tombés en disgrâce auprès des autorités russes et qui sont partis à l'Ouest. En d'autres termes, il s'agit de gens qui sont très loin d'être désintéressés sur ce qui concerne le Kremlin. Beaucoup d'entre eux ont commis de graves crimes qui seraient considérés comme des délits très sérieux dans des pays comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou la France. Néanmoins, la presse occidentale, le plus souvent, les présente tous comme des dénonciateurs désintéressés, des martyrs de la cause en quelque sorte.
Quand de ridicules et douteuses théories du complot sont avancées au sujet de la Russie, cela ne provoque aucune indignation
Si le Daily Mail avait publié une théorie exotique au sujet du 11 septembre en prétendant qu'il s'agissait d'une information légitime, le journal se serait fait bouffer par ses propres collègues-journalistes – tout comme ce fut le cas des médias ayant effectivement servi de plate-forme pour la diffusion de ces théories. Néanmoins, quand de ridicules et douteuses théories du complot sont avancées au sujet de la Russie, cela ne provoque aucune indignation. Bienvenue dans ce drôle de monde que sont les reportages des médias occidentaux sur la Russie. Une aubaine auto-suffisante pour la diffusion de la rumeur, de la peur, des fanfaronnades et de la propagande.