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«Sans les livraisons d'armes en masse, Israël ne pourrait mener la guerre contre Gaza et le Liban»

Lors du sommet MED9 à Chypre, le président français Emmanuel Macron a réitéré son appel à arrêter les livraison d’armes à Israël. Hicheme Lehmici, analyste géopolitique, secrétaire du GIPRI, analyse des relations entre la France et les pays du Proche-Orient.

RT en français : Une déclaration commune en faveur d'un cessez-le-feu immédiat a été conclue lors de la rencontre MED9 à Chypre. Quel sera l'impact de ces entretiens sur le conflit en cours au Proche-Orient ? Ou il n'y en aura aucun ?

Hicheme Lehmici : On ne peut pas dire qu'il n'y en aura aucun. C'est une déclaration symbolique qui ouvre peut-être la voie à des décisions qui seront un peu plus fortes, et notamment la question centrale qui est celle de la livraison d'armes à Israël, qui est véritablement l'enjeu le plus important aujourd'hui. En l'occurrence, un certain nombre de pays européens livrent encore des armes à l'armée israélienne.

RT en français : On a entendu Emmanuel Macron ces derniers jours prendre une position assez ferme vis-à-vis de la poursuite des ventes d'armes à Israël. Cette position s'inscrit-elle dans la politique habituelle de Paris au cours de ces dernières années au Proche-Orient ?

H. L. : Vous faites allusion aux propos que l'on peut qualifier dans le contexte occidental de très courageux du président Emmanuel Macron. Une prise de position qu'il faut savoir saluer parce qu'elle œuvre véritablement dans la voie d'une solution de paix. Sans les livraisons d'armes en masse en direction d'Israël, ce pays ne pourrait mener la guerre qu'il est en train de mener sur plusieurs fronts et les destructions que l'on peut constater notamment à Gaza et au Liban. Cette prise de position marque une rupture sur le temps court dans le sens où, au cours des 10 ou 15 dernières années, la France s'était particulièrement rapprochée d'Israël.

Cependant, si l'on analyse les choses sur le temps long, depuis la période gaullienne, Macron revient à une vieille tradition française qui est celle dite de la politique arabe de la France. Par exemple, lors de la guerre israélo-arabe de 1967, le général de Gaulle avait lui-même décidé un embargo sur les armes le 2 juin 1967 à l'encontre d'Israël et avait tenu des propos très durs à l'encontre d'Israël. Il avait eu d'ailleurs cette formule restée célèbre de «peuple juif, sûr de lui et dominateur», qui lui avait été longtemps reproché.

À l'époque de Mitterrand également, il y a eu un engagement français favorable aux Palestiniens. Il faut se rappeler qu'au moment du siège de Beyrouth en 1982, c'est l'armée française qui intervient directement pour sauver Arafat et faire sortir du Liban les milices palestiniennes de l'OLP [l'Organisation de libération de la Palestine].

Nous pouvons aussi citer les positions qui étaient celles de Jacques Chirac, qui a œuvré pleinement en faveur de l'idée de création d'un État palestinien ou celles de Villepin, des positions récentes. Ce sont des positions particulièrement fortes, qui marquent ce qui a été longtemps l'ADN de la France politique au Moyen-Orient.

RT en français : Si Emmanuel Macron revient aujourd'hui sur cette ligne gaulliste, les relations entre Paris et Tel Aviv n'ont jamais été aussi tendues depuis ces dernières années. Qu'en pensez-vous ? Pensez-vous que la France poursuit aussi des intérêts géostratégiques et économiques importants au Liban et en Iran ? Notamment des intérêts économiques, des projets énergétiques ou des projets sur le nucléaire civil  qu’elle veut entretenir et ne veut pas perdre ? Dans quelle mesure la position d’Emmanuel Macron est-elle dictée par ces circonstances ?


H. L.
 : Si on parle en termes géoéconomiques, ce n'est pas la France qui a besoin d'Israël, c'est Israël qui a besoin de la France. Lorsqu'on parle d'Israël, on est en train de parler d'un tout petit pays qui, jusqu'à aujourd'hui, reçoit des subsides chaque année, quasiment une aide internationale, notamment de la part des États-Unis, qui se situe aux alentours de 15 milliards de dollars. La position pro-israélienne sans nuance des pays occidentaux a des conséquences économiques très importantes. Un certain nombre de pays du Golfe, notamment, qui disposent quand même de certains moyens et qui ont des projets, comme la construction de centrales nucléaires ou l'achat d'armement, aujourd'hui tendent à vouloir conditionner la réalisation d'un certain nombre de contrats à une prise de position beaucoup plus équilibrée sur la question palestinienne. Il suffit tout simplement de regarder quelles ont été les réactions, notamment du Qatar, des Émirats arabes unis, de l'Arabie saoudite, de l'Égypte, à la prise de position de Macron, qu'ils ont salué et qu'ils veulent appuyer très fermement. En matière économique, le Liban et l'Iran sont des acteurs qui ne sont pas forcément très présents dans l'économie française, dans le sens où le Liban reste un pays relativement marginal en termes économiques. Et lorsque l'on parle de l'Iran, il y a toujours cette situation d'embargo qui fait que les entreprises françaises ne peuvent commercer comme elles le souhaiteraient. 

Elles l'ont d'ailleurs payé très cher, d'ailleurs, avec les conséquences des sanctions qui ont été prises par les États-Unis à travers le système de l'extraterritorialité en faisant payer des amendes très importantes, notamment à BNP Paribas.

Mais au-delà de ça, il y a une relation historique très importante entre la France et le Liban, qui remonte à la monarchie française, à l'époque de François Ier, qui avait entamé une grande alliance stratégique avec l'Empire ottoman. La France s'était positionnée comme le pays défenseur des chrétiens au Moyen-Orient.

D'ailleurs, le projet d'État du Liban, qui a été pensé par la France comme étant la création d'un État chrétien arabe, donne à la France une dimension symbolique toute particulière, sachant aussi que la France a été la puissance mandataire au Liban.

RT en français : Est-ce que vous pensez que ces dernières rencontres et cette prise de position par la France pourraient avoir des conséquences politiques pour Israël ? Est-ce qu'elles pourraient marginaliser Tel-Aviv sur la scène diplomatique internationale ?

Hicheme Lehmici : Aujourd'hui, on peut quand même s'interroger sur l'impunité d'Israël, qui peut se permettre de mener ce que beaucoup considèrent comme un génocide à Gaza, en tout cas des crimes contre l'humanité, des crimes de guerre totalement avérés sur plusieurs fronts et notamment au Liban, parce que c'est une agression qui n'a aucune justification sur le Liban et des destructions absolument majeures sur Beyrouth. Il faut rappeler que dernièrement, il y a eu des bombardements avec l'utilisation de munitions à uranium appauvries sur une capitale, Beyrouth. Il s'agit de quelque chose de particulièrement grave et pourtant la communauté internationale et notamment les pays occidentaux font preuve d'une passivité absolument édifiante.

Lorsqu'on compare la situation avec la Russie et les 12 000 ou 13 000 sanctions qui ont été prises contre ce pays, on a quand même la légitimité de vouloir se poser des questions sur ce deux poids deux mesures absolument scandaleux et qui aujourd'hui pose un gros problème pour la crédibilité de l'Occident sur la scène internationale, et tout particulièrement de la France, qui dans ses dispositions économiques tire ces principaux marchés de vente d'armes – on peut prendre l'exemple du Rafale – dans les pays du Sud. Aujourd'hui, le Rafale n'est pas vendu en Europe, qui préfère acheter des armes américaines, mais vendu en Égypte, en Indonésie, aux Émirats, au Qatar, autant de pays pour qui la question palestinienne est une question qui compte. Et la France en s'engageant défend en réalité ses propres intérêts.