Bahar Kimyongür : «Il y a urgence à sauver les cerveaux de nos enfants de Molenbeek de ces monstres»

Bahar Kimyongür est un militant pour la paix et commentateur de la guerre en Syrie, issu d'une famille turco-syrienne. Habitant de Molenbeek, il a répondu aux questions de RT France au sujet de ce quartier à nouveau au cœur de l'actualité.

RT France : Tout d'abord, quel regard portez-vous sur les attaques qui ont touché la France ?

Bahar Kimyongür : Le dégoût, la consternation, l’émotion… Il n’y a pas de mots pour qualifier ces évènements. Il faut pleurer nos morts aujourd’hui, mais il ne faut pas faire l’économie d’une réflexion sur les antécédents, sur les raisons pour lesquelles Daesh est devenu si fort. Ce qui se passe actuellement à Paris, et en dehors de la Syrie, n’est que le retour de flammes de la politique incendiaire de soutien inconditionnel à toute forme de rebéllion et de groupes armés contre le gouvernement syrien et contre le président Assad. C’est en poursuivant cette politique aveugle et fanatique d’instauration d'un changement à tout prix que nos chancelleries ont favorisé l’émergence de groupes génocidaires, sectaires et barbares tels que Daesh. Ce n’est pas en s’associant à des groupes djihadistes, qui veulent aussi la chute de Paris, que l’on fait avancer les choses. C’est une politique suicidaire, qui suit son cours hélas.

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RT France : Pourtant les terroristes, selon les témoignages, ont reproché à la France son engagement contre l'Etat Islamique en Syrie et en Irak ?

Bahar Kimyongür : Effectivement, la France est engagée de manière très périphérique dans la coalition anti-daesh, mais elle aurait de toute façon été une cible si son aviation n’était pas intervenue en Syrie, rien qu’à cause de son mode de vie qui est à leurs yeux coupable. Tout ce qui est différent d'eux leur est condamnable.

RT France :Vous qui vivez à Molenbeek depuis 15 ans, pouvez-nous nous expliquer comment ce quartier de Bruxelles est-il devenu la plaque tournante du djihadisme ?

Bahar Kimyongür : Je suis au regret de dire que les politiques ont laissé faire cet islamisme altérophobe, qui rejette toute forme de mixité, et qui a pu prospérer toutes ces années à travers des fondations caritatives, à travers des librairies et aussi par le biais de mosquées. En ne faisant rien, pour des raisons notamment électorales, on livre la communauté marocaine très présente à Molenbeek aux mains de ces fanatiques. Si personne ne s’oppose au travail de radicalisation, quelques prédicateurs peuvent faire d’énormes dégâts. J’ai pu constater qu’un grand nombre de molenbequois d’origine marocaine sont partis mener le djihad. Certains ont été recrutés dans le sillage de certaines mosquées, pas forcément par l’imam mais par des personnes qu’ils y rencontrent et qui sont plus fanatiques, et qui leur proposent de se voir en dehors de la mosquée. Il existe aussi un phénomène de porte à porte, ce sont des formes de radicalisation plus individuelles.

On a laissé faire durant toutes ces années, car tant que ces gens fanatisés ne s’en prenaient pas aux intérêts belges, on fermait les yeux. Quand la guerre syrienne s’est déclarée, la plupart de ces gens sont partis. Les parents de ces jeunes se sont plaints auprès de la police et très souvent, la police a mis plusieurs jours voir plusieurs semaines avant de répondre à leurs demandes. Vous avez par exemple une phrase qui revient en boucle : « S’ils veulent faire le djihad, et bien qu’ils y aillent et qu’ils y restent ». Cet état d’esprit disant qu’ils n’ont rien à faire chez nous et doivent aller très loin afin de contribuer au développement de l’Etat Islamique, qui a dans ses rangs de nombreux combattants étrangers. Cet euro-djihadisme, qui constitue entre 7 à 10 000 combattants venus du vieux continent a grossi les rangs de cette organisation qui au départ, était irakienne. Aujourd’hui, près d’un musulman belge sur 1 000 est parti combattre, ce qui est énorme.


Maintenant que l’EI contrôle un territoire de près de 300 000km2, le califat, comme ils l’appellent, doit s’étendre. Et visiblement, leurs combattants possèdent des passeports qui leur permettent de voyager et même de faire des allers-retours. Certains ne sont pas fichés auprès d’Interpol et ils peuvent très facilement se déplacer et commettre l’irréparable un peu partout. Mehdi Nemmouche par exemple a pu parcourir le monde avant de commettre ses meurtres au musée juif de Bruxelles. Il y a eu une passivité terrible des services de police. J’ai pu parler à certains policiers qui étaient très insensibles au phénomène de radicalisation, car il s’agissait de délinquants qui constituaient un poids pour la société belge.

Les autorités se sont donc dites, et bien tant mieux, en plus ils vont combattre Assad qui est notre ennemi principal. Laissons donc notre ennemi intérieur et extérieur s’entre-dévorer et on aura la paix. Mais ils ne s’attendaient à ce qu’ils meurent ou qu’ils restent là-bas à tuer, car ils contribuent à la politique du changement de régime soutenue par Barack Obama et François Hollande. Maintenant, l’Etat Islamique est devenu un véritable empire terroriste qui s’étend de la Somalie aux Philippines. Daesh est devenu un ennemi de tous, et la folie c’est que la France continue de croire qu’un renversement de régime à Damas va mieux protéger ses intérêts dans la région ce qui n’a aucun sens.

RT France : Que pensez-vous des récentes déclarations du Premier ministre belge, Charles Michel, qui a affirmé qu'il allait régler le «gigantesque problème» de Molenbeek ?


Bahar Kimyongür : Quoi que dise aujourd’hui le gouvernement belge, cela va braquer la population qui se sent visée et stigmatisée. Il faudrait que l’initiative vienne des citoyens, des parents, des associations de quartier. Il faut dire que beaucoup de musulmans de Molenbeek sont terrorisés par le poids que peuvent avoir certains prédictateurs, que j’appelle les snipers idéologiques. Comme les tireurs d’élites, ils peuvent être isolés mais paralyser des kilomètres carrés autour d'eux. Il faut mener un travail qui soit unitaire, mais les initiatives citoyennes doivent venir de la base et non du sommet, au risque de créer plus de tensions et d’encourager la posture victimaire des jeunes qui se radicalisent.

La responsabilité incombe avant tout aux parents je pense. Je suis tombé sur des familles qui pensaient que la religion sauverait leur enfant de la délinquance, qui ne voient pas qu’ils passent en fait très souvent d’une forme de délinquance à une autre. De plus, on ne peut pas tout ramener aux conditions sociales, il y a des gens qui viennent des mêmes quartiers et qui réussissent très bien, je crois qu’il faut en tenir compte et investir dans l’éducation, et favoriser la mixité afin de sortir Molenbeek du ghetto qu’il est devenu. Un ghetto, ce n’est jamais bon pour le vivre-ensemble, et l’apprentissage de l’altérité.

Il faut bâtir des ponts entre les communautés afin que ces jeunes puissent échapper au discours de Daesh, qui malheureusement se banalise dans ces quartiers. Il y a aujourd’hui le feu au lac et il y a urgence à sauver les cerveaux de nos enfants de ces monstres. Je dis «nos enfants», car c’est un quartier que je connais bien, et les jeunes qui partent sont des personnes que l’on a déjà pu saluer et qui n’étaient pas forcément méchants au départ.

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