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Tunisie : le président dissout le Conseil supérieur de la magistrature qu'il accuse de partialité

Le président tunisien a annoncé le 6 février la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, accusé de partialité. Le Conseil a rejeté sa dissolution et assuré qu'il continuerait de siéger.

Le président tunisien Kaïs Saïed a annoncé le 6 février la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), organe de supervision judiciaire qu'il accuse de partialité. «Le CSM appartient au passé», a déclaré le président tunisien dans une vidéo diffusée en pleine nuit, dénonçant une instance, à ses yeux, corrompue qui aurait ralenti notamment les enquêtes sur les assassinats de deux militants de gauche commis en 2013. Le chef de l'Etat tunisien a par ailleurs fait savoir qu'il préparait «un décret provisoire» pour réorganiser le CSM, sans donner plus détails.

Le CSM a quant à lui rejeté, dans un communiqué, la dissolution «en l'absence d'un cadre juridique et constitutionnel autorisant [le président à le faire]». Dénonçant «une atteinte à la Constitution et aux garanties d'indépendance de la justice», le CSM a annoncé que «ses membres [continueraient] à siéger». 

Une décision visant le parti islamiste Ennahdha ? 

Selon des experts, Kaïs Saïed a voulu cibler le parti Ennahdha, sa bête noire, qui a contrôlé le Parlement et les gouvernements des dix dernières années après la Révolution de 2011 dans ce pays berceau du Printemps arabe. Un porte-parole d'Ennahdha, Imed Khemiri, a dénoncé auprès de l'AFP «un précédent grave que la Tunisie n'a jamais eu à subir y compris du temps de la dictature» de Zine El Abidine Ben Ali (1987-2011).

Le CSM, instance indépendante créée en 2016 pour nommer les juges, est composé de 45 magistrats, pour les deux tiers élus par le Parlement et qui désignent eux-mêmes le tiers restant. «Les postes et les nominations se vendent et se font selon les appartenances», a accusé Kaïs Saïed, en affirmant que «certains magistrats ont pu recevoir» de grosses sommes d'argent en contrepartie.

Kaïs Saïed s'est arrogé les pleins pouvoirs le 25 juillet, quand il a limogé son Premier ministre et gelé le Parlement, des mesures décriées comme un «coup d'Etat» par Ennahdha et d'autres opposants. Il a depuis nommé un gouvernement mais prend ses décisions par décrets, officiellement à titre provisoire jusqu'à des élections législatives programmées pour décembre, après un référendum constitutionnel.

Le 19 janvier, il avait déjà retiré une série d'avantages en nature aux membres du CSM (carburant subventionné, primes de transport et de logement). La Commission internationale des juristes (ICJ), une ONG établie depuis 70 ans, a estimé pour sa part que «tout décret qui aboutirait à une dissolution est illégal et inconstitutionnel» et «signifierait la fin de la séparation des pouvoirs en Tunisie».

Le CSM accusé d'entraver l'action de la justice

L'annonce a été à l'inverse saluée par le bâtonnier de l'ordre national des avocats tunisiens, Ibrahim Bouderbala, qui participait à une manifestation à Tunis pour commémorer les assassinats, le 6 février 2013 et le 25 juillet de la même année, des militants de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. «Nous travaillons avec le président [ce qui] implique que nous réagissions positivement à toutes les décisions prises pour le bien de l'institution judiciaire», a-t-il déclaré à l'AFP.

Appelant à ce que les coupables «rendent des comptes», les 500 manifestants présents ont salué dans leur majorité la décision de Kaïs Saïed. 

Des extrémistes islamistes avaient revendiqué les meurtres, ce qui avait provoqué une crise politique et débouché sur le retrait provisoire du pouvoir du parti d'inspiration islamiste Ennahdha puis sur la formation d'un gouvernement de technocrates entre 2013 et 2014. «Malheureusement, certains juges dans les tribunaux ont manipulé le dossier Chokri Belaïd», a déploré Kaïs Saïed dans sa vidéo, assurant que «ce n'est pas le premier procès où ils essaient de cacher la vérité depuis des années».

Pour le politologue Abdellatif Hannachi, «la justice qui n'a pas été capable de se réformer ni de trancher dans les grands dossiers a fourni une occasion idéale» au président Saïed pour taper du poing sur la table «comme il l'a fait le 25 juillet» quand il avait justifié son coup de force par des blocages socio-économiques et politiques.

Présent à la manifestation de gauche, le frère de Chokri Belaïd, Abdelmajid, a salué la dissolution du CSM, accusant auprès de l'AFP le parti Ennahdha d'avoir «manipulé et ralenti depuis neuf ans» l'enquête «pour dissimuler les preuves de l'implication des dirigeants d'Ennahdha». A quelques centaines de mètres de là, devant le siège du CSM, une centaine de partisans du président Saïed, du «Mouvement du 25 juillet», se sont rassemblés pour fustiger l'institution et se réjouir de sa dissolution.