Quel rôle joue la France dans le désordre politique en Tunisie ?

Pour l'essayiste Amine Snoussi, la France fait preuve d'une trop grande passivité face à la situation politique en Tunisie. Et plus globalement, se montre «silencieuse» au sujet de dérives autoritaires en Afrique et au Maghreb.

Depuis Janvier 2011, la Tunisie vit une transition démocratique complexe que la France, du moins celle des déclarations publiques, soutient avec vigueur. Néanmoins, si l’on s’intéresse a la région et aux dynamiques politiques actuelles, ce n’est pas si évident.


Les relations de la France avec le Maghreb et les pays arabes ont toujours été riches en contradictions : si la présidence de Nicolas Sarkozy s’est illustrée par ses exploits libyens repris par la justice, sa relation avec le dictateur tunisien Ben Ali était également très forte. Aucun problème avec la dictature donc, comme son défunt prédécesseur, Jacques Chirac qui avait déclaré a Tunis en novembre 2003 : «Le premier des droits de l'homme, c'est celui de manger», balayant la question de la démocratie.

En juillet 2021, le président Tunisien Kaïs Saïed s’attribue les pleins pouvoirs et gèle le parlement. Il gouverne depuis avec des pouvoirs d’exception, multipliant les arrestations arbitraires jusqu’a la condamnation à quatre ans de prison de l'ex-président tunisien Moncef Marzouki. Un coup d’Etat institutionnel qui inquiète la société civile, mais qui sera soutenu par quelques voix à l’international, notamment le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi.

La France réagira timidement avec un appel téléphonique d’Emmanuel Macron qui assure que Kaïs Saïed a promis de «respecter les libertés».

En hiver 2021, le journal d’investigation Disclose révèle que les données de renseignement collectées par des Français dans le cadre de l’Opération Sirli auraient servi à bombarder des civils dans la zone désertique entre l’Egypte de la Libye. Le soutien de la diplomatie française à l’Egypte s’incarnera par des contrats de ventes d’armes et de renseignements avantageux. Mais elle dénote surtout d’un mode opératoire, dans la relation aux pays du Maghreb, loin des principes universalistes : celui d’installer un interlocuteur unique, en perpétuelle quête de renforcement militaire et qui connait le moins d’opposition possible. L’objectif est donc de créer un client.

Une stratégie qui rentre dans une philosophie plus large. Dans leur ouvrage Le déclassement français - Elysée, Quai d'Orsay, DGSE : les secrets d'une guerre d'influence stratégique, les deux journalistes George Malbruno et Christian Chesnot expliquent le déclin diplomatique de la France dans les pays arabes et le retour, depuis le printemps arabe, a une politique de soutien aux «régimes forts». Amie des dirigeants, plutôt que des peuples, sans se soucier d’aller à contre-sens des aspirations libertaires de la région, que ce soit durant la révolution de Janvier en Tunisie, ou lors des mouvements Hirak plus récemment en Algérie.

Incohérence morale

Dans le bloc de constitutionnalité français, on retrouve la Déclaration universelle des droits de l’homme. En dehors de l’aspect symbolique, cela n’oblige-t-il pas la diplomatie française a défendre l’universalité de la démocratie ? Si Emmanuel Macron s’inquiète des ingérences en Ukraine et des régimes forts qui s’installent dans plusieurs pays européens, cela ne semble pas être le cas au Maghreb et en Afrique. Dans les 13 derniers mois, les coups d'Etat se sont banalisés en Afrique : au Mali (mai 2021), au Tchad (mai 2021), en Tunisie (juillet 2021), au Soudan (octobre 2021), en Guinée (septembre 2021) et au Burkina Faso (janvier 2021).

Pourquoi la démocratie est-elle une menace pour la France ? Si l’on prend l’exemple de la Tunisie, la fuite de Ben Ali a immédiatement entrainé plusieurs questionnements sur la souveraineté des peuples arabes, mais surtout sur l’histoire et notamment, la colonisation.

L’instance Vérité et dignité, chargée du travail mémoriel en Tunisie, a envoyé, en juillet 2019, un mémorandum qui demande à la France de présenter des excuses et de verser des réparations aux victimes tunisiennes. En cause, la politique de la terreur des années 1952-1954 pour casser les indépendantistes Tunisiens et la domination de l’économie.

Et malgré sa déclaration lors de sa visite en Algérie en 2017, qualifiant le colonialisme de crime contre l’humanité, Emmanuel Macron n’a pas pour autant franchi le cap des réparations lors de son mandat. La colonisation reste donc un sujet clivant, qu’il vaut mieux éviter au maximum dans les interactions avec les pays arabes. Une des solutions est donc de limiter les canaux de communication.

Pas sans la France

Premier fournisseur d’investissement direct a l’étranger et premier partenaire en termes d’exportations et d’importations, la France joue un rôle majeur dans l’économie tunisienne. Lors d’une visite du président tunisien en France en 2020, Emmanuel Macron a annoncé l’octroi d’un prêt de 350 millions d'euros sur trois ans, «en soutien aux réformes tunisiennes».

Difficile donc d’imaginer comment la diplomatie française peut ignorer la situation actuelle. L’ancien président de la République tunisien, Moncef Marzouki, a demandé a la France de conditionner ses aides au retour des instances démocratiques en Tunisie. Sans succès, la France s’applique au silence et cela même quand des journalistes français sont agressés par la police en manifestation : Mathieu Galtier, passé a tabac par les forces de l’ordre en Tunisie lors de la répression de la manifestation du 14 janvier 2022 a Tunis, marquant à la fois le 11e anniversaire de la chute de Ben Ali et l’opposition au projet politique du président Kaïs Saïed. l’Ambassade de France réagit avec un maigre communiqué, dénonçant «des violences» sans mentionner les responsables.

Le silence de Paris ne s’inscrit pas dans une position globale des occidentaux : début janvier, le secrétaire générale de l’ONU, Antonio Guterres s’inquiète de la situation en Tunisie et «espère la restauration d’un cadre démocratique». Au même moment, l’ancien ambassadeur des Etats-Unis a Tunis, Gordon Gray, déclare avoir «averti» le président tunisien afin qu’il ne marche pas sur les traces du défunt dictateur tunisien, Ben Ali.

Entre temps, si l’on ne peut démontrer de façon directe le soutien de la France au coup d’Etat institutionnel de Kaïs Saïed, il devient évident que le retour des institutions démocratiques n’est pas activement demandé par Paris. Et si l’on confronte cela aux stratégies françaises dans la région, que ce soit en Egypte actuellement ou en Libye par le passé, on voit mal comment l’autorité de Saïed ait pu s’installer sans l’aval officieux de l’Elysée.

Amine Snoussi