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Syrie : assiste-t-on au retour de Damas sur la scène internationale ?

La Syrie est train de rompre son isolement en dépit du maintien de lourdes sanctions occidentales. Ce retour en grâce est motivé par le retrait américain de la région ainsi que le besoin de contrer l'influence iranienne. RT France fait le point.

C’est l’ébauche d’une redistribution des cartes géopolitiques qui se dessine peu à peu au Moyen-Orient. Le pouvoir syrien semble, en effet, graduellement, sortir de l’isolement diplomatique dans lequel il était enfermé depuis le début de la guerre civile en 2011. 

Ces derniers mois, Damas a poursuivi son désenclavement dans différents secteurs. Mi-octobre, le magazine américain Newsweek  consacrait sa couverture au président syrien Bachar el-Assad, annonçant son grand «retour» sur la scène internationale. A cette occasion, Régis Le Sommier, grand reporter à RT France, avait rappelé que de nombreux pays arabes renouaient avec la Syrie par pragmatisme, prenant acte de la victoire de Bachar el-Assad dans le conflit syrien. «Il y a dix ans, [Bachar el-Assad] avait quasiment perdu le contrôle des 2/3 de son territoire et aujourd'hui, il en a reconquis environ 85%», faisait-il remarquer. Ce regain d'importance de Damas au sein du monde arabe s'est manifesté, entre autres, par des rencontres au cours des derniers mois entre responsables syriens et leurs homologues émiratis et jordaniens ainsi que par la visite de parlementaires libanais en Syrie cet été.

La Syrie multiplie les contacts avec les autres pays arabes

Signe d’un réchauffement des relations entre le pouvoir syrien et plusieurs pays arabes, le chef de la diplomatie des Emirats arabes unis a rencontré le 9 novembre le président Bachar el-Assad lors de la première visite à Damas d’un haut responsable de ce pays depuis le début du conflit en 2011. Abou Dhabi avait rouvert son ambassade à Damas en décembre 2018, mais les relations entre les deux pays étaient jusque-là restées distantes.

Dans la même veine, depuis plusieurs semaines, le rapprochement entre la Syrie et son voisin jordanien s'est accéléré. En octobre, Bachar el-Assad s'était entretenu au téléphone avec le roi Abdallah II de Jordanie, une première depuis 2011. Le monarque hachémite a assuré au président syrien «du soutien de la Jordanie aux efforts visant à préserver la souveraineté, la stabilité et l'unité territoriale de la Syrie». Ce rapprochement jordano-syrien a été couronné par la réouverture, fin septembre, du principal point de passage frontalier terrestre, celui de Jaber-Nassib, au nord-ouest de la Jordanie, qui partage 375 kilomètres de frontières avec son voisin syrien.

D'autres pays arabes ont également évoqué la perspective d'une prochaine réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe dont le prochain sommet se tiendra à Alger en mars prochain. Le 10 novembre, l'agence Algérie Presse Service rapportait des propos du chef de la diplomatie algérienne, déclarant qu'«il était grand temps que la Syrie fasse son retour à la Ligue arabe». Le 9 novembre, le ministre égyptien des Affaires étrangères Sameh Choukri a estimé que Damas réintègrerait la Ligue arabe et le «giron arabe» s'il se montrait en mesure de gérer les conséquences du conflit qui a ravagé le pays, notamment dans leur «dimension humanitaire» et en ce qui concernant le «problème des réfugiés».

La Syrie a également obtenu des avancées hors du monde arabe : l'organisation de coopération policière internationale Interpol a annoncé, le 7 octobre dernier, avoir réintégré la Syrie dans son système d'échange d'informations.

Le Qatar s'oppose toujours à toute forme de normalisation avec la Syrie. La position saoudienne est plus ambiguë. 

Seul le Qatar semble, pour l'instant, rester inflexible quant à une possible réconciliation avec la Syrie. Lors d'une conférence de presse commune à Washington avec le secrétaire d'Etat américain Antony Blinken, le 12 novembre dernier, le ministre des Affaires étrangères qatari Cheikh Mohammed Bin Abdulrahman Al Thani avait notamment déclaré que «le Qatar n'envisageait pas de normaliser ses relations avec la Syrie». Le chef de la diplomatie qatari avait également exhorté les autres pays de la région à ne pas «s'engager davantage avec le régime syrien».

Le Qatar a toujours joué un rôle ambigu depuis le déclenchement du conflit syrien. Le grand reporter et spécialiste du Moyen-Orient, Emmanuel Razavi, considère ainsi que, notamment à travers sa chaîne Al Jazeera, le Qatar a tenté d'«abattre Bachar el-Assad afin de porter aux pouvoirs les Frères Musulmans», alliés de la monarchie. Selon Emmanuel Razavi, le Qatar a également «facilité le financement d'organisations djihadistes» pour renverser le pouvoir syrien.

Quant à l'Arabie saoudite, si officiellement elle continue de s'opposer à toute tentative de normalisation avec le pouvoir syrien, plusieurs contacts officieux ont eu lieu entre Riyad et Damas. Dans un entretien avec la chaîne américaine CNBC le 31 octobre et relayé par le Washington Post, le ministre saoudien des Affaires étrangères Faisal Bin Farhan Al Saud, a déclaré que l'Arabie saoudite «n'envisageait pas de réengagement total» avec le gouvernement syrien. Néanmoins, la position saoudienne vis-à-vis de la Syrie est moins intransigeante qu'elle n'y paraît. Riyad maintient des contacts informels avec le pouvoir syrien, notamment au niveau des services de renseignement et des milieux d'affaires.

Damas sort progressivement de son isolement

Ce dégel diplomatique partiel consacre les efforts régionaux visant à sortir la Syrie de son isolement après 11 ans de guerre qui ont dévasté son économie. Les Emirats, ainsi que cinq autres monarchies arabes du Golfe, avaient rompu en février 2012 leurs relations diplomatiques avec la Syrie à mesure que le conflit syrien se transformait en guerre complexe et dévastatrice.

Les signaux positifs envoyés par plusieurs pays arabes suscitent l'espoir à Damas d'un potentiel afflux d'investissements pour aider à reconstruire le pays détruit infrastructures et économie. Sur le plan économique, le développement de la Syrie et son ouverture au monde se heurtent toujours aux sanctions occidentales. L'Union européenne (UE) a prorogé en mai 2021 et jusqu'au 1er juin 2022 des mesures restrictives contre la Syrie, «compte tenu de la répression qui continue d'être exercée à l'encontre de la population civile dans ce pays». Parmi ces sanctions européennes figurent un embargo pétrolier, des restrictions sur certains investissements et exportations ou encore un gel des avoirs détenus par la Banque centrale de Syrie dans l'UE.

Côté américain, la loi du Caesar Act (adoptée en juin 2020) implique notamment le gel de l'aide à la reconstruction de la Syrie et des sanctions contre les entreprises travaillant avec les autorités syriennes, tant que les responsables supposés «de la mort d’innombrables civils et de nombreuses atrocités» n'auront pas été traduits en justice. Cette loi vise aussi des entités russes et iraniennes qui travaillent avec les autorités syriennes. 

Les sanctions économiques infligées à la Syrie par les Etats-Unis et l'Union européenne, comprenant notamment l'interdiction d'importer des produits américains et un embargo sur les produits pétroliers, ont un large impact sur la population syrienne. Elles constituent un quasi-blocus du pays, compte tenu des punitions que risquent les entités (pays ou entreprises) faisant du commerce ou de l'aide humanitaire vers la Syrie. Les Syriens doivent faire des heures de queue pour acheter du pain. L’essence est presque introuvable, même si sous escorte russe en Méditerranée, des navires iraniens acheminent encore du pétrole», détaille ainsi le journaliste Georges Malbrunot dans Le Figaro.

Washington se dit «préoccupé» par les tentatives de rapprochement

Le dégel diplomatique entre la Syrie et plusieurs pays arabes alliés des Etats-Unis est source d'inquiétude pour Washington. D'après le Washington Post, le gouvernement américain a, en effet, exprimé sa «préoccupation» et condamné tout effort visant à «réhabiliter» Bachar el-Assad, accusé d'être «un dictateur brutal».

Le département d'Etat américain a exprimé publiquement sa désapprobation de la visite du ministre des Affaires étrangères émirati à Damas. «Nous ne normaliserons ni n'améliorerons nos relations diplomatiques avec le régime d'Assad, et nous ne soutiendrons pas la normalisation ou l'amélioration de leurs relations avec d'autres pays, compte tenu des atrocités que ce régime a infligé à son propre peuple», a déclaré le porte-parole du département d'Etat, Ned Price, à la presse le 10 novembre dernier.

Cette redistribution des cartes se déroule, en effet, dans un contexte plus large de désengagement américain du Moyen-Orient et semble refléter la conviction parmi certains Etats arabes qu'une réconciliation avec le pouvoir syrien est préférable au maintien des sanctions économiques frappant la Syrie ou l'attente sans fin d'un changement de politique de Damas.

Le retrait américain du Moyen-Orient, d'abord amorcé sous Barack Obama puis accentué par Donald Trump et Joe Biden, marque un tournant important dans la politique internationale des Etats-Unis. Cherchant à recentrer la politique étrangère vers l’Asie pour relever le défi posé par la réémergence de la Chine, et échaudé par les pertes humaines et financières engendrées par l'occupation de l'Irak, les Etats-Unis ont depuis une décennie décidé de prendre leurs distances vis-à-vis de cette région troublée et plus particulièrement de l'Arabie saoudite, même si cette distanciation reste en réalité très relative.

Le triomphe de «la Realpolitik»au Moyen-Orient

Selon Sébastien Boussois, chercheur en sciences politiques associé à l’Université libre de Bruxelles et spécialiste du Moyen-Orient, dans un contexte post-printemps arabes, et face au recul des USA dans la région, l'appel d'air qui s'est opéré avec le retrait américain d'une région dont il était historiquement la pierre angulaire, a entraîné dans son sillon le retour des puissances régionales, mais également celui d'autres puissances mondiales au Moyen-Orient. La perte d'influence des Etats-Unis a notamment favorisé le retour de la Russie sur la scène du Moyen-Orient et permis à certaines zones de «se stabiliser, afin d'éviter probablement un énième chaos comme ce fut le cas en Libye et au Yémen». 

Pour Sébastien Boussois, la fin programmée de l'isolement de la Syrie consacre le triomphe de la realpolitik au Moyen-Orient. Bachar el-Assad, malgré les exactions, a réussi à se maintenir au pouvoir et commence à retrouver un certain crédit sur la scène régionale et internationale. Les principales puissances de la région ont compris que la stabilité qu'offrait Bachar el-Assad, permettrait plus rapidement un retour de la Syrie dans le concert des nations et d'entamer la nécessaire reconstruction du pays. La Russie y a trouvé son intérêt et a acté le processus de retour d'Assad.

Avec un pouvoir syrien qui semble inamovible, la priorité devient alors pour toutes les puissances régionales de se positionner au mieux au sein de ce nouvel échiquier géopolitique. Parmi eux, les Emirats arabes unis qui possèdent des hommes d'affaires en Syrie depuis au moins trois ans, afin de préparer la reconstruction et d'accaparer un marché prometteur. C'est aussi le cas de l'Arabie Saoudite.

«Maintenir la Syrie isolée, c'est parfaire l'arc chiite de résistance dont rêve Téhéran»

Néanmoins, si les intérêts économiques ont certes leur importance, la géopolitique reste bel et bien reine dans le dossier syrien. Les manœuvres saoudiennes et émiraties ont essentiellement pour but tenter d'éloigner Assad de la sphère d'influence iranienne, qui est extrêmement forte. Pour Sébastien Bussois, «maintenir la Syrie isolée, c'est parfaire l'arc chiite de résistance dont rêve Téhéran». 

En effet, l'impératif de contrer l'influence accrue de l'Iran en Syrie – où Téhéran maintient des troupes et soutient activement des milices  soutenant le gouvernement de Bachar el-Assad – semble l'emporter sur toute autre considération. Interrogé par le Washington Post, le spécialiste du Moyen-Orient Abdulkhaleq Abdullal est d'avis que d'autres pays arabes suivront prochainement l'exemple des Emirats arabes unis en se réconciliant officiellement avec le pouvoir syrien, notamment en prenant la mesure très symbolique de réadmettre la Syrie au sein de la Ligue arabe.

Selon Maan Talaa, chercheur au Omran Center for Strategic Studies, et cité dans le journal syrien indépendant Enab Baladi, «le retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe n'est qu'une formalité». Pour ce dernier, seul le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) – une organisation régionale regroupant six monarchies arabes du golfe Persique : l'Arabie saoudite, Oman, le Koweït, Bahreïn, les Emirats arabes unis et le Qatar – possède la puissance financière et l'influence diplomatique nécessaires pour peser sur les débats régionaux, or la majorité des membres du CCG souhaitent tourner la page de la crise syrienne. 

La France et l'UE restent campées sur leurs positions au risque de se voir marginaliser sur le dossier syrien

L'UE a toujours refusé le moindre contact diplomatique avec la Syrie depuis le début du conflit en 2011. Cependant, la fermeté de Bruxelles vis-à-vis du pouvoir syrien contraste avec les récentes mesures dispositions prises par certains Etats membres de l'UE pour rouvrir leurs ambassades à Damas. Au 24 novembre, cinq pays membres de l’UE ont rétabli des relations diplomatiques avec la Syrie, la Grèce étant allée jusqu'à rouvrir son ambassade à Damas.

Quant à la France, celle-ci continue de prôner le maintien d'une ligne dure contre la Syrie et Bachar el-Assad. Dans un communiqué publié le 15 mars dernier, le ministre des Affaires étrangère Jean-Yves Le Drian, avait ainsi déclaré : «La France, avec ses partenaires de l’Union européenne, continuera de conditionner la reconstruction de la Syrie et la normalisation des relations avec Damas à la mise en œuvre d’une solution politique crédible, durable et conforme à la résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations unies. [...] La France poursuivra, avec ses partenaires, son action pour une solution politique en faveur d’une Syrie stable et souveraine, au service du peuple syrien.»

Néanmoins, de plus en plus de voix s'élèvent dans l'Hexagone pour critiquer la position française sur le dossier syrien. Dans une tribune publiée le 16 novembre dans Marianne, le docteur Gérard Bapt, député honoraire socialiste et ancien président du groupe d’amitié France-Syrie, a vertement attaqué la diplomatie française. «L’irrédentisme français est celui des "néoconservateurs" du Quai d’Orsay, situés dans le sillage de leurs penseurs américains qui veulent imposer au monde entier leurs visions de démocratie et de libéralisme économique», a-t-il lancé.

Noah Ebtihej Sdiri