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Cuba/Colombie : le deux poids deux mesures de Washington, ou l'application de la doctrine Monroe

Washington s'est empressé de mettre en garde Cuba sur le traitement des manifestants anti-gouvernementaux. Les Etats-Unis s'étaient pourtant faits bien plus discrets face à la récente vague de répressions en Colombie, qui a fait 42 morts...

«Selon que vous serez libéral ou socialiste, les jugements de Washington vous rendront blanc ou noir» : telle pourrait être l'adaptation de l'adage de Jean de la Fontaine à la politique des Etats-Unis en Amérique latine. Et pour cause, la réaction de la diplomatie étasunienne aux récentes manifestations à Cuba et en Colombie révèle le deux poids, deux mesures de sa politique étrangère sur le continent.

Une application pratique de la doctrine Monroe

Pour mieux comprendre cette politique, il faut revenir un peu en arrière. En effet, la volonté de mainmise sur l'Amérique latine, que les Etats-Unis considèrent comme leur arrière-cour, trouve ses sources dans la doctrine Monroe – du nom du président républicain James Monroe (1817-1825). Réactualisée au XIXe puis au XXe siècle, cette doctrine revêt un caractère impérialiste revendiqué avec un effort permanent d'influence militaire, économique et politique sur le sous-continent.

Au début du XXe siècle, le président américain Theodore Roosevelt (1901-1909) prononce un discours intitulé «le corollaire de la doctrine de Monroe», dans lequel il affirme que son pays ne tolérerait pas que l'on s'oppose frontalement à ses intérêts et justifie les désirs d'expansion en Amérique latine. Depuis Roosevelt, tous les présidents américains ont poursuivi leur politique d'ingérence en Amérique latine, avec notamment une hostilité permanente (quelque peu tempérée sous Obama) envers la révolution cubaine, et ceux qui la soutiennent ou s'en sont inspiré.

Aujourd'hui, la doctrine Monroe reste plus que jamais d'actualité et on peut d'ailleurs l'observer à l'œil nu dans les prises de position contradictoires de Washington à l'égard des gouvernements de gauche souverainistes (Cuba, VenezuelaNicaragua) ou de droite libérale (Colombie, Chili).

Colombie, 42 morts : un communiqué pour... soutenir les autorités

Fin avril, en Colombie, démarrait un important mouvement de contestation dans toutes les villes du pays, qui durerait plusieurs semaines, visant à protester contre une réforme fiscale qui aurait pénalisé les couches populaires, déjà en grande difficulté économique, dans un pays où près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Face à l'ampleur des manifestations, qui ont réuni des centaines de milliers de personnes en grande majorité pacifiques, le gouvernement du président de droite libérale Ivan Duque, aligné sur Washington, lance une répression sanglante qui aboutira à la mort de 42 personnes, selon les chiffres officiels, et fera près de 2 000 blessés et des dizaines de disparus.

Alors que l'armée – appelée en renfort – et la police tiraient à balles réelles sur les manifestants et que l'ONU s'en alarmait, il a fallu attendre huit jours pour que Washington publie sa première et unique réaction, sous la forme d'un bref communiqué le 4 mai. Loin de condamner fermement la répression, l'administration étasunienne commençait par y souligner son soutien au «droit à manifester pacifiquement» (tout en précisant condamner la «violence et le vandalisme»)... puis concluait en apportant un soutien inconditionnel aux autorités : «Nous continuons d’appuyer les efforts du gouvernement colombien pour faire face à la situation actuelle par le dialogue politique.»

Cet unique communiqué n'apparaît même pas sur le site officiel du département d'Etat. Il a été écrit par Jalina Porter, une porte-parole du ministère, et publié sur le compte Twitter de l'ambassade des Etats-Unis à Bogota. Rien de plus.

Cuba, pluie de tweets au conditionnel

A Cuba, et c'était certes une première depuis de nombreuses années, quelques milliers de personnes ont manifesté le 11 juillet contre le gouvernement dans les rues de San Antonio de los Baños, une petite ville au sud-ouest de La Havane, et dans plusieurs autres villes du pays. Parmi les griefs des manifestants figuraient notamment les pénuries de nourriture, de médicaments ou encore de matériel vaccinal. Des manifestations pro-gouvernementales ont eu lieu le même jour en réaction.

Il a alors fallu moins de huit heures à Washington pour publier ses premières réactions hostiles au gouvernement cubain, qui depuis se comptent par dizaines si l'on prend en compte les différents tweets de tous les membres du département d'Etat, avec à leur tête le secrétaire d'Etat Antony Blinken, qui a enregistré un discours vidéo. Dans les heures qui ont suivi les premières manifestations, les Etats-Unis ont immédiatement mis en garde Cuba contre tout usage de la violence à l'encontre des manifestants, en employant le conditionnel. 

«Les Etats-Unis soutiennent la liberté d'expression et de rassemblement à Cuba, et condamneraient fermement tout acte de violence ou visant à prendre pour cible les manifestants pacifiques qui exercent leurs droits universels», a affirmé le conseiller américain à la Sécurité nationale, Jake Sullivan, sur Twitter.

Alors qu'il n'avait pas pipé mot sur la Colombie, le président Joseph Biden en personne a publié un communiqué le 12 juillet sur le site de la Maison Blanche, déclarant : «Nous sommes aux côtés du peuple cubain tandis qu'il revendique courageusement ses droits fondamentaux et universels, et qu'il appelle à la liberté et à un soulagement de l'emprise tragique de la pandémie et des décennies de répression et de souffrance économique.»

Aussi, la rapidité et l'intensité de la réaction des Etats-Unis dans le cas cubain n'étaient-elles pas proportionnelles au bilan des manifestations, pour l'heure nettement moins élevé que dans le cas des événements survenus en Colombie.

Comme le rapportait l'AFP le 13 juillet, une centaine de personnes ont été arrêtées par la police cubaine en lien avec les manifestations. Ce 14 juillet, on apprend par ailleurs qu'un homme a été tué dans des manifestations sporadiques survenues le 12 juillet dans le quartier populaire Güinera, dans la périphérie de La Havane, marquées par des affrontements avec les forces de l'ordre. 

Manifestations à Cuba : une conséquence... de l'embargo étasunien ?

Fait notable, les Etats-Unis ne sont pas étrangers à la crise économique qui frappe de plein fouet l'île communiste, et qui explique en partie les manifestations. «Les Etats-Unis soutiennent les manifestations provoquées par le blocus qu'ils infligent. Trop fort», note avec ironie Bruno Guigue, analyste politique et ancien haut fonctionnaire sur son compte Twitter. 

Les Etats-Unis imposent en effet un embargo total sur l'économie cubaine depuis 1962 dans le but affiché de mettre fin à la politique souverainiste et socialiste initiée par Fidel Castro. Cette mesure, qui a coûté à l'île plus de 130 milliards de dollars selon des données de l'ONU, se traduit dans la vie quotidienne par des pénuries dans plusieurs secteurs de la société. 

Grâce à l'extraterritorialité de leurs lois, qu'ils imposent partout dans le monde, les Etats-Unis interdisent en outre à toute entreprise à travers la planète de commercer avec Cuba sous peine de se voir sanctionnée. C'est la raison pour laquelle le gouvernement cubain qualifie cet embargo de «blocus».

Celui-ci a d'ailleurs été condamné, le 23 juin, pour la 29e fois par l'Assemblée générale de l'ONU à une écrasante majorité. Seuls Washington et Israël ont voté contre cette condamnation, 184 pays ont voté pour et trois pays se sont abstenus : le Brésil, l'Ukraine et... la Colombie.

Déjà en grande difficulté, Cuba a vu son économie chuter davantage avec l'arrêt brutal du tourisme, une de ses principales sources de revenus, à cause de la pandémie de coronavirus en mars 2020. Les Cubains doivent patienter dans de longues files d'attente pour s'approvisionner en nourriture et sont confrontés à une pénurie de médicaments et à des pannes d'électricité, ce qui a généré un fort malaise social. 

S'il a reconnu «l'insatisfaction» que peuvent ressentir certains Cubains face aux pénuries d'aliments et de médicaments, combinées aux coupures électriques quotidiennes, le président Miguel Diaz-Canel a également accusé Washington d'être à la manœuvre. «Il y a un groupe de personnes, contre-révolutionnaires, mercenaires, payées par le gouvernement américain, de façon indirecte à travers des agences du gouvernement américain, pour organiser ce genre de manifestations», a-t-il affirmé.

Il a en outre accusé le gouvernement américain de mener «une politique d'asphyxie économique pour provoquer des troubles sociaux» et «un changement de régime» sur l'île. Dans une allocution retransmise à la télévision et à la radio le 12 juillet, le dirigeant communiste a assuré que son gouvernement essayait d'«affronter et de vaincre» les difficultés engendrées par les sanctions américaines, renforcées depuis le mandat de Donald Trump. 

Alors que Joe Biden avait promis le grand «retour de l'Amérique» après avoir battu Donald Trump, il fallait sans doute comprendre, du moins pour l'Amérique latine, que ce serait en réalité la grande continuité de la doctrine Monroe. Et celle-ci, loin de se soucier du sort des peuples, ne protège que les intérêts économiques, militaires, et idéologiques des Etats-Unis dans la région. 

Meriem Laribi