L'attaque de Douma, en avril 2018, constitue-t-elle la version syrienne de la petite fiole supposément remplie d'anthrax et brandie en février 2003 au Conseil de sécurité de l'ONU un mois avant l'invasion américaine de l'Irak ? Immédiatement imputé aux forces gouvernementales de Bachar el-Assad – avant même l'ouverture d'une enquête –, cet épisode s'est en tout cas imposé comme un élément majeur ayant permis, a posteriori, de justifier l'interventionnisme militaire en Syrie, d'une coalition occidentale composée des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France. Et ce, en dépit des zones d'ombre qui continuent de planer sur les procédés utilisés pour prouver la responsabilité de Damas dans cette affaire.
Un travail d'investigation et une pluie d'injures
L'attaque de Douma, c'est précisément le sujet qui oppose depuis un certain temps le journaliste indépendant canadien Aaron Maté aux deux présentateurs du programme américain The Young Turks (TYT), Cenk Uygur et Ana Kasparian.
Le premier a publié plusieurs enquêtes mettant en lumière des éléments qui suggèrent que la version finale du rapport de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC) aurait été biaisée avec le concours de l'administration américaine. Pour rappel, Aaron Maté, qui a reçu en 2019 le prix du journalisme indépendant aux Izzy Awards pour ses enquêtes sur le Russiagate, a eu l'occasion d'exposer ses travaux d'investigation sur l'attaque de Douma auprès du Conseil de sécurité de l'ONU, lors d'une intervention en visioconférence qui remonte au 16 avril 2021. Mais qu'à cela ne tienne, ses deux détracteurs insinuent régulièrement que le journaliste canadien n'est autre qu'un valet de Damas et de Moscou, multipliant les attaques, parfois injurieuses, à son encontre.
On emmerde Aaron Maté, on t'emmerde !
La tension est montée d'un cran au mois de mai, après qu'Aaron Maté a épinglé un extrait du programme TYT, en expliquant faire l'objet de diffamation de la part des deux présentateurs. «Je me fiche de leur mépris pour moi, mais je me soucie d'être [publiquement] sali», avait-il commenté. Dans l'extrait en question, Ana Kasparian et Cenk Uygur se livrent à une diatribe pour le moins décousue, ponctuée d'insultes, à l'encontre du journaliste indépendant. «J'emmerde Aaron Maté, je ne supporte pas ce type et la désinformation qu'il diffuse sur les dictateurs dégoûtants du monde entier», tonne par exemple la présentatrice. «Si Aaron Maté se sent bien au chaud dans sa couverture russe, il peut en être très fier», accuse alors Cenk Uygur, avant que son acolyte de plateau ne reprenne la parole : «Ouais, ouais, on emmerde Aaron Maté, on t'emmerde», surenchérit-elle alors, cette fois en brandissant un doigt d'honneur face à la caméra.
Cet épisode a engendré une intense série d'échanges sur les réseaux sociaux, le journaliste canadien multipliant les critiques contre ses détracteurs, tant sur leurs intentions que sur leur rigueur journalistique. De leur côté, les deux présentateurs de TYT ont bâti leur argumentaire en continuant de suggérer avec force que leur ennemi juré entretenait des liens étroits avec les «dictatures dégoûtantes», en premier lieu avec le gouvernement syrien.
Dissimulation d'un crime de guerre en Syrie ?
Aaron Maté est intervenu le 17 juin dans l'émission en ligne The Jimmy Dore Show, au cours de laquelle il a dénoncé des diffamations à son endroit et en a profité pour revenir sur son investigation concernant l'attaque de Douma.
Faisant référence à un récent tweet d'Ana Kasparian selon lequel le journaliste canadien aurait sciemment menti sur certains événements en Syrie lors d'un déplacement dans le pays, Aaron Maté reproche par exemple à son adversaire d'avoir déformé une citation émanant de surcroît d'un compte troll. «Elle ne comprend même pas ce que ce compte a tenté de dire, et que je n'ai jamais dit», affirme-t-il à son interlocuteur Jimmy Dore.
Et Aaron Maté de tacler ses deux détracteurs pour avoir invité le 14 juin sur leur plateau télévisé «un journaliste de Syrie» en affirmant vouloir faire le point, trois ans après les événements, sur l'attaque de Douma. Premier petit problème, immédiatement après s'être vu présenter à l'antenne comme un expert de terrain sur l'affaire, l'invité lui-même, Patrick Hilsman, a tenu à préciser, en préambule de son intervention, qu'il avait déjà travaillé en Syrie plusieurs années mais qu'il ne s'y était pas rendu dans le cadre du dossier pour lequel il était invité par TYT. «Il a fait zéro journalisme sur l'attaque présumée de Douma, il a juste produit quelques paragraphes en se contentant de répéter des points de vue sur l'affaire», assure aujourd'hui Aaron Maté, reprochant aux deux présentateurs de l'avoir interviewé sans chercher à creuser l'affaire avec les enquêteurs de la mission de l'OIAC initialement envoyée sur place.
Une délégation américaine a été amenée à faire pression sur les gens pour qu'ils arrivent à la conclusion qu'il y a eu une attaque au chlore
«Deux lanceurs d'alerte de l'OIAC, qui cumulent à eux seuls près de 20 ans de travaux pour l'organisme, et qui ont travaillé sur les événements de Douma, disent que leurs investigations ont été censurées», souligne alors le journaliste canadien, rappelant que leur rapport initial ne contenait «aucune preuve d'une attaque chimique à Douma». «Ils ont découvert que de ridicules conclusions [en faveur d'une attaque au chlore] avaient ultérieurement été ajoutées dans le rapport […] Toute l'équipe originale, à l'exception d'une personne secondaire dans l'enquête, a été mise sur la touche, y compris les lanceurs d'alerte qui ont rédigé le rapport original ; une délégation américaine a été amenée à faire pression sur les gens pour qu'ils arrivent à la conclusion qu'il y a eu une attaque au chlore, et c'est ça le problème : l'interférence dans l'enquête», explique encore Aaron Maté, qui a produit plusieurs articles à ce sujet. Et le journaliste de s'adresser à ses deux détracteurs : «Si vous vous souciez réellement de Douma et de ce qui s'y est passé, si vous vous souciez des victimes que l'on voit dans les vidéos, vous soutiendriez pleinement ce qui est simplement la position de lanceurs d'alerte et de leurs partisans, y compris cinq anciens fonctionnaires de l'OIAC, qui, contrairement à TYT, ont une expertise scientifique sur de tels sujets.»
Au cours de l'entretien, Jimmy Dore et son invité analysent de façon très critique différents extraits de l'interview accordée par Patrick Hilsman à TYT, reprochant à plusieurs reprises aux deux présentateurs, comme à leur invité, d'éviter sciemment de prendre en compte la position des lanceurs d'alerte de l'OIAC et d'entretenir une rhétorique participant à les décrédibiliser, notamment en les qualifiant de «soi-disant lanceurs d'alerte».
«Si les personnes filmées mortes à Douma n'ont pas été tuées par une attaque au chlore, ainsi que l'ont constaté les enquêteurs originaux, cela signifie qu'elles sont mortes d'une autre manière. Cela signifie qu'Ana Kasparian, Cenk Uygur et leur invité, qui essaient de blanchir une manipulation et de dénigrer les inspecteurs qui l'ont dénoncée, ne font que dissimuler un crime de guerre. Ils couvrent un meurtre, c'est sadique», dénonce encore le journaliste canadien au cours de son récent entretien.
Douma : la couverture médiatique occidentale critiquée par le premier directeur de l'OIAC
En contradiction avec les résultats d'une version préliminaire de l'enquête que l'OIAC avait menée sur place, la version finale de son rapport assure que du chlore a été utilisé comme arme chimique à Douma le 7 avril 2018. Cependant, les conditions de la réalisation de cette version finale ont été vivement dénoncées dans le cadre d'une succession de révélations, notamment avec les publications de courriels accablants permises par WikiLeaks, mais aussi par le biais d'un long témoignage à charge du haut diplomate brésilien José Bustani, qui a dirigé l'OIAC depuis sa création en 1997, jusqu'au 21 avril 2002, date à laquelle il a été révoqué lors d'un vote à l'initiative de Washington, un an en amont de l'intervention militaire américaine en Irak.
En octobre 2020, Aaron Maté avait interrogé José Bustani après que son intervention au Conseil de sécurité de l'ONU avait été refusée par les représentants des Etats-Unis, de la France ou encore du Royaume-Uni.
Durant cet échange de plus d'une heure, l'ancien directeur de l'OIAC s'en était notamment pris aux médias occidentaux pour leur position sur l'affaire en question. Le haut diplomate brésilien avait en effet vivement dénoncé le silence de grands journaux, citant les exemples du Monde et du Figaro en France, au sujet des révélations accablantes sur le dossier. «Si les médias [de renom] s'étaient penchés sur l'affaire, cela aurait pu aider les enquêteurs qui ont tenté d'alerter sur le fait que leur travail avait été compromis, il y aurait eu un poids médiatique», avait-il entre autres déclaré.
José Bustani avait en outre pointé des similarités entre la situation traversée par les lanceurs d'alerte de l'OIAC concernant leur enquête à Douma, et sa propre éviction de l'organisation en 2002. «Ces enquêteurs sont punis pour avoir respecté notre convention, j'ai aussi respecté la convention et j'ai été écarté de l'organisation», avait-il remarqué. Pour rappel, le 6 février 2020, l'OIAC a en effet vivement recadré deux de ses anciens inspecteurs, les accusant d'avoir divulgué des documents internes confidentiels. Ces enquêteurs de terrain seront-ils un jour reconnus pour avoir tenté d'alerter le monde sur la manipulation présumée d'un rapport aux lourds enjeux internationaux ? Suite aux prochains rebondissements du dossier.
Fabien Rives