Nous sommes le 5 octobre 2020, une querelle de procédure éclate au Conseil de sécurité de l'ONU. Celui-ci «a affiché ses divisions [au sujet] des armes chimiques en Syrie», ainsi que le rapporte le jour même un article publié sur le site des Nations unies. Plusieurs membres du Conseil, dont les représentants des Etats-Unis, de la France ou encore du Royaume-Uni, ont en effet refusé la proposition russe de faire intervenir le Brésilien José Bustani, ancien directeur général de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), au sujet des conclusions de l'organisme concernant l'attaque chimique présumée d'avril 2018 à Douma (Syrie), pour laquelle tous les regards accusateurs s'étaient immédiatement tournés vers Damas.
Bustani, directeur de l'OIAC depuis sa création en 1997 jusqu'au 21 avril 2002 (date à laquelle il est révoqué lors d'un vote à l'initiative de Washington, un an en amont de l'intervention militaire américaine en Irak), fait partie de ceux qui continuent, aujourd'hui encore, à contester les méthodes ayant abouti à la version finale du rapport susmentionné − publié le 1er mars 2019 − selon lequel du chlore a été utilisé comme arme chimique à Douma le 7 avril 2018.
Le 5 octobre, son intervention est donc rejetée au Conseil de sécurité de l'ONU par trois voix pour, six contre et autant d’abstentions. En pleine séance, la représentante des Etats-Unis affirme par exemple que José Bustani est un interlocuteur «inapproprié et non-qualifié» sur le dossier. Si ce récent épisode est resté relativement méconnu, les enjeux qu'il recouvre ne sont pas des moindres, compte tenu du fait que le rapport de l'OIAC en question serait par la suite utilisé pour justifier une intervention militaire conjointe en Syrie des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France, dans la nuit du 13 au 14 avril 2018, soit six jours après l'attaque de Douma, imputée à l'armée syrienne.
Des révélations explosives passées sous silence
Dans le cadre d'un entretien mené par le journaliste Aaron Maté, publié le 18 octobre par le site d'investigation The Grayzone, José Bustani exprime sa vision d'un dossier dont il dénonce l'absence de couverture médiatique. Le diplomate brésilien regrette en effet le silence des grands journaux, citant les exemples du Monde et du Figaro en France, au sujet de révélations accablantes sur la version finale du rapport de l'OIAC, réalisées par plusieurs lanceurs d'alerte au sein de l'organisation. «Si les médias [de renom] s'étaient penchés sur l'affaire, cela aurait pu aider les enquêteurs qui ont tenté d'alerter sur le fait que leur travail avait été compromis, il y aurait eu un poids médiatique», estime en effet l'ancien directeur de l'OIAC. Entre autres exemples illustrant ces révélations, un courriel interne à l'organisation, publié par WikiLeaks le 23 novembre 2019, faisait état d'un rapport final publié après «une réécriture trompeuse» des faits observés sur le terrain.
Lors du même entretien, José Bustani rappelle qu'il connaît personnellement les lanceurs d'alerte en question. «Ce sont des inspecteurs avec qui j'ai travaillé, ils sont très compétents. [...] L'un d'entre eux [fait partie de l'équipe qui] a enquêté à Douma […] On devrait leur permettre de s'exprimer sur les résultats manipulés du rapport», souligne-t-il, expliquant ainsi son implication personnelle dans ce dossier.
«Si j'étais encore directeur de l'OIAC, ça ne serait jamais arrivé», déclare à plusieurs reprises José Bustani, tantôt interrogé sur le fait qu'une nouvelle équipe aurait pu être constituée afin de rédiger le rapport final à la place des enquêteurs initiaux, tantôt réagissant aux révélations de son interlocuteur, selon qui des membres d'une délégation américaine auraient rencontré des enquêteurs de l'OIAC pour tenter de les aiguiller dans la rédaction du rapport.
Pour José Bustani, il existe indéniablement des similarités entre la situation que traversent les lanceurs d'alerte de l'organisation au sujet du rapport en question, et sa propre éviction de l'OIAC en 2002. «Ces enquêteurs sont punis pour avoir respecté notre convention, j'ai aussi respecté la convention et j'ai été écarté de l'organisation», remarque-t-il. Pour rappel, l'organisation s'en était vertement pris, le 6 février 2020, à deux de ses anciens inspecteurs accusés d'avoir divulgué des documents internes confidentiels, ainsi que le rapportait l'AFP le jour même.
Menaces et espionnage : comment Washington a poussé Bustani vers la sortie
Revenant sur sa carrière au sein de l'organisation, José Bustani confie avoir observé des changements inquiétants au sein de l'OIAC à partir de la période post-attentats du 11 septembre 2001. «Les choses ont commencé à s'effondrer sous la nouvelle administration Bush», se souvient-il avant de mentionner un épisode qui, selon ses dires, a fait de lui la cible d'une cabale de l'administration américaine : en novembre 2001, alors qu'il parvient à convaincre l'Irak et la Libye de rejoindre l'organisation après de longs efforts en ce sens, le directeur de l'OIAC se voit brutalement sermonné par la délégation américaine de l'organisation. «Qui vous a donné l'ordre de faire une telle chose ?», aurait-elle alors tonné à son encontre. Début 2003, les Etats-Unis envahiront l'Irak de Saddam Hussein, sous le faux prétexte, comme on le sait désormais, que ce dernier aurait disposé d'armes de destruction massive.
Vous avez 24 heures pour démissionner, nous savons où sont vous enfants
Si Bustani explique avoir été choqué, en tant que directeur d'un organisme indépendant, par une réaction aussi hostile à son initiative, il va plus loin encore dans ses révélations. «J'ai réalisé qu'il se passait quelque chose, ils ont immédiatement lancé une campagne pour me faire quitter l'organisation», confie le diplomate brésilien. «Vous avez 24 heures pour démissionner, nous savons où sont vous enfants, vous devez prendre la bonne décision», aurait été jusqu'à lui dire à l'époque, lors d'une réunion informelle, John Bolton, alors chargé des questions de désarmement par George Bush.
«Si les Américains avaient adopté une position différente, nous aurions pu éviter la guerre en Irak et toutes ses conséquences qui sont toujours d'actualité 20 ans plus tard. C'est une grande frustration pour moi», confie en outre le diplomate brésilien.
Le mur derrière mon bureau était rempli de matériel d'écoute. Il a cassé le mur et tout retiré, il y avait des micros dans les tiroirs et le téléphone de mon bureau
«Après ma troisième année en tant que directeur de l'OIAC, j'ai commencé à identifier des fuites concernant des discussions que j'ai eues avec des membres de l'organisation», raconte-t-il. Inquiet d'une de ces fuites, Bustani explique avoir fait appel à un de ses contacts, expert sur les questions sécuritaires : «Le mur derrière mon bureau était rempli de matériel d'écoute. Il a cassé le mur et tout retiré, il y avait des micros dans les tiroirs et le téléphone de mon bureau, j'étais choqué [...] C'est la première fois que je le dis aujourd'hui.»
Bustani explique alors avoir cherché à tirer au clair cette histoire avec la personne en charge de la sécurité de l'organisation qu'il dirigeait alors. «C'était un Américain. Quand j'ai voulu le convoquer, on m'a informé qu'il venait de partir en Allemagne [...] Il n'a jamais refait surface», relate encore l'ancien patron de l'OIAC, qui assure n'avoir jamais obtenu d'explications à ce sujet, malgré ses multiples démarches en ce sens.
Décrivant un climat de plus en plus stressant en tant que directeur de l'organisation, Bustani raconte également que plusieurs pays membres, les Etats-Unis en tête, avaient menacé de suspendre leur contribution financière à l'OIAC s'il ne démissionnait pas. C'est pourquoi, avant même le vote de La Haye à l'issue duquel il a été révoqué, il affirme qu'il s'apprêtait à quitter l'organisme : «J'avais décidé de m'en aller, mais je ne voulais pas être révoqué, je voulais gagner ce vote et ensuite démissionner [...] ce qui ne s'est pas passé», regrette-t-il en référence à un vote lors duquel 48 pays ont voté pour son départ, sept s'y étant opposés, et 43 autres s'étant abstenus.
A l'heure où certains membres du Conseil de sécurité de l'ONU considèrent José Bustani comme «non-qualifié» sur le volet des armes chimiques en Syrie, il est important de rappeler que c'est précisément dans le cadre de son combat pour un désarmement chimique sur la scène internationale que le haut diplomate brésilien a été écarté de l'organisation qu'il dirigeait depuis sa création.
«Il a, sans doute, fait plus au cours des cinq dernières années pour promouvoir la paix dans le monde que n'importe qui d'autre sur terre. Ses inspecteurs ont supervisé la destruction de deux millions d'armes chimiques ainsi que les deux tiers des infrastructures de l'armement chimique dans le monde», écrivait le Guardian dans un article daté du 16 avril 2002, soit cinq jours avant le vote de La Haye ayant mené à son départ.
«Jugé trop indocile, il faisait obstacle, par le sérieux de son travail, au plan de guerre [américain] contre l’Irak», souligne pour sa part l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), dans un article d'octobre 2013.
Fabien Rives