La photo a fait grincer des dents parmi les plus résolus dénonciateurs de la «Françafrique». On y voit, le 23 avril dernier, aux funérailles du président tchadien, Idriss Déby, Emmanuel Macron assis aux côtés de Mahamat Idriss Déby, fils de l’ex-président et général.
Une image en forme de symbole du soutien de la France, au-delà même de la mort, pour le pouvoir exercé par le président-maréchal depuis 1990, allié incontournable de Paris. La mort inattendue du chef d’Etat tchadien, le 20 avril dernier, tué par les rebelles du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FAC) selon les déclarations des autorités, a créé la stupéfaction dans les capitales africaines mais aussi à l’Elysée. Ce pays est en effet un des atouts du jeu de cartes de la France en Afrique.
Jeter un œil sur une carte permet de comprendre la place éminemment stratégique de ce vaste pays, dont les frontières donnent sur la Lybie, le Soudan, la République centrafricaine, le Nigéria, le Niger et le Cameroun. Le Tchad est donc à la jonction de multiples zones de crises du continent. Interrogé par RT France, Peer de Jong, expert sur les questions africaines et ancien aide de camp de Jacques Chirac, affirme à ce propos que «le Tchad est à l’intersection de tout, au centre de tout. Du point de vue géostratégique, c’est un pays déterminant.» Pour Mériadec Raffray, spécialiste des questions de défense, interrogé aussi au micro de RT France, «le Tchad est un verrou de sécurité au sein d’ilots déstabilisés.»
Pivot de la stratégie française en Afrique
Cet emplacement unique a toujours mis le pays au cœur de la stratégie française en Afrique. Et si le Tchad n’est plus une colonie française, depuis son indépendance en 1960, les soldats français n’y ont jamais perdu leurs habitudes. Le pays a connu sept interventions françaises en 50 ans et c’est sur son territoire aride que l’armée française a perdu, avec 158 soldats tombés lors de différentes missions, le plus d’hommes en opérations extérieures depuis la fin des indépendances.
Des interventions pas seulement militaires mais aussi politiques, Idriss Déby étant parvenu au pouvoir grâce à la France en 1990 et s’y étant maintenu avec son concours jusqu’à sa mort. Comme un symbole de cette immixtion, l’ancien président tchadien évoquait lui-même, dans un entretien au journal Le Monde en 2017, l’intervention de la France dans l’évolution constitutionnelle de son pays dès 2006 : «Et alors que je ne le voulais pas, la France est intervenue pour changer la Constitution. Il y a un constitutionnaliste dont je ne connais même pas le nom qui est venu ici. J’ai dit que je ne voulais pas changer la Constitution, mais ils sont passés par leurs arcanes et ils ont changé la Constitution.»
Cette place centrale du Tchad dans le jeu africain a pris encore une autre dimension depuis le début de l’opération française au Sahel en 2013. Le pays est devenu un pivot dans le combat sans fin que mènent les troupes françaises dans cette région contre une hydre de rébellions armées et de groupes terroristes. François Hollande, qui lança l’opération Serval un an après son entrée à l’Elysée en 2012, désireux de rompre avec les «autocrates», avait voulu prendre ces distances avec le président tchadien. La réalité géostratégique et les réalités de la guerre l’ont rapidement contraint à revoir sa position et à se rapprocher de l’incontournable Idriss Déby. Ce dernier était rapidement devenu un soutien nécessaire pour la France, quand il avait habilement décidé d’engager des troupes au Mali et en République centrafricaine pour soutenir l’armée française engagée sur ces deux fronts avec les opérations Serval (2013), devenue Barkhane en 2014, et Sangaris (2014-2016).
Une armée tchadienne respectée et crainte en Afrique
Car dans le conflit qu’elle a engagé au Sahel, la France a de nombreux alliés mais peu de partenaires de combat, prêts à envoyer leurs soldats sur ce front immense face à des adversaires insaisissables. Paris ne peut en effet se passer d’un de ses rares alliés africains dont l’armée est apte à combattre à ses côtés. Comme le constate Peer de Jong, «l’armée tchadienne est une armée avec une forte efficacité». Composée de 40 à 50 000 hommes selon les estimations, cette armée est par sa longue tradition guerrière respectée et crainte dans tout le Sahel, forte du soutien matériel et financier de la France et des Etats-Unis. Toutefois, malgré cette force militaire, le pays reste pauvre et déchiré par des divisions ethniques fortes : comme l'expliquait dans Le Figaro le chercheur à l'Institute for Security Studies Remadji Hoinathy, «contrairement à ce que l'on dit, le Tchad a toujours été très fragile».
C’est pour cela qu’après l’annonce de la mort d’Idriss Déby le 20 avril 2021, Emmanuel Macron n’a pas hésité longtemps avant d’assurer son soutien au conseil militaire de transition, dirigé par Mahamat Idriss Déby, fils de l’ancien président. Une décision difficilement comprise par l’opposition qui considère que la France n’appuie pas une ouverture démocratique du pays. Emmanuel Macron a bien tenté d’infléchir sa position en affirmant qu'il «n'était pas pour un plan de succession» à la présidence tchadienne. Toutefois, dans les rues de la capitale N’Djamena, le sentiment antifrançais a été attisé d’autant plus que la répression des manifestations de l’opposition a été particulièrement violente. L’armée tchadienne n’a pas en effet hésité à tirer à balles réelles sur les manifestants, ce qui a amené Paris à prendre ses distances avec le nouveau gouvernement en condamnant la répression. Pour le journaliste Makaila Nguebla, spécialiste du Tchad, interrogé par RT France, «la France est en train de cautionner la junte militaire au pouvoir.» «Les mots de Macron étaient maladroits, mais la France sert aussi de bouc émissaire habituel dans cette crise. Elle paie sa vision essentiellement sécuritaire des relations franco-tchadiennes et le dévoiement de ses valeurs universelles», relativisait de son côté dans Le Figaro Remadji Hoinathy.
Cependant, en apportant son soutien à ce qui a l’allure d’un coup d’Etat, même si, sous la pression internationale, les militaires ont nommé un «gouvernement de transition» de civils le 2 mai, la parole française semble perdre encore en légitimité face à des opinions africaines de plus en plus hostiles à la présence française sur le continent. Le nouveau coup d’Etat au Mali du 24 mai dernier, dénoncé par Paris, et qui vient de l’amener à suspendre sa coopération avec l’armée malienne, a ainsi contraint la diplomatie du Quai d’Orsay à réaliser un grand écart difficile à tenir. En effet, comment soutenir les militaires tchadiens pour leur coup de force tout en rejetant celui des Maliens à Bamako, sans se faire reprocher un deux poids deux mesures ? En tout état de cause, plusieurs centaines de Maliens ont défilé à Bamako le 28 mai dernier pour défendre le coup de force des militaires dans leur pays, condamner les ingérences internationales et demander le départ de la France. Certains prônaient également, à cette occasion, un partenariat militaire entre le Mali et la Russie.
Un rejet de Barkhane qui n’a pas empêché les troupes françaises de lancer Equinoxe – interrompue depuis le 3 juin à la suite de la décision française de suspendre les missions franco-maliennes –, une nouvelle opération chargée de s’attaquer aux groupes armés terroristes avant la saison des pluies avec l’espoir, à cette occasion, de capturer le chef d'Al-Qaida au Sahel. Une cible que l’Elysée aimerait probablement que l’Armée mette sur son tableau de chasse à moins d’un an de la présidentielle, alors que le soutien de l’opinion française à l’opération militaire au Sahel ne cesse de baisser. Les circonvolutions du Quai d’Orsay et l’instabilité politique dans la région ne devraient pas résorber cette insatisfaction et risquent en outre d'affaiblir encore la capacité d’Emmanuel Macron à mobiliser d’autres alliés européens dans cette guerre sans fin au Sahel. Le Tchad y demeure toutefois un des rares point d’appui solides sur lesquels peuvent compter les soldats français dans leur combat.
Benjamin Fayet