Les personnes décédées entre les mains de la police font-elles moins de bruit en Belgique qu'en France ou aux Etats-Unis ? C'est ce que pensent certains des rares journalistes qui se sont intéressés à l'affaire Lamine Moïse Bangoura, décédé le 7 mai 2018, à l'âge de 27 ans à la suite d'une intervention de la police belge pour l'expulser de son domicile. Fait particulièrement sordide : le corps du jeune Belgo-guinéen se trouve toujours à la morgue à ce jour, près de 32 mois plus tard. En cause, l'autorisation judiciaire de récupérer le corps ayant été délivrée tardivement, l'unité de conservation réclame actuellement plus 30 000 euros à la famille pour le libérer. Et cette somme ne cesse d'augmenter.
Pas de «violence policière excessive», d'après le parquet
Quelques jours après son décès, la RTBF rapportait que le jeune homme avait été mis à la porte de son domicile à Roulers (Flandre-Occidentale) par un huissier de justice et la police pour cause de loyer impayé. «Il a résisté farouchement et des policiers supplémentaires ont dû être appelés. Lamine a finalement pu être maîtrisé, mais il est décédé sur place à la suite de l'intervention», expliquait dans un article la Radio-Télévision belge francophone. «Selon le parquet de Courtrai, rien n'indique une violence policière excessive. L'autopsie a révélé plus tard que la victime n'avait subi aucune fracture et aucune trace de sang n'a été relevée», ajoutait encore l'article qui précisait néanmoins que la famille et les amis de Lamine Bangoura «rejettent ces constats et veulent connaître les détails de l'enquête».
Depuis 2018, peu de journalistes se sont intéressés à cette affaire. Parmi eux, Olivier Mukuna, journaliste indépendant qui a réalisé une série d'entretiens vidéo, et deux journalistes néerlandophones, Douglas De Coninck et Samira Atillah, auteurs de la seule enquête sur cette affaire dans les médias belges, publiée dans le journal flamand De Morgen fin octobre 2020.
Dans cette enquête ressort notamment une vidéo d'une quarantaine de secondes, dans laquelle on entend les derniers râles de Lamine, quelques instants avant son décès tandis qu'on voit les policiers le maintenir plaqué sur le ventre.
Une vidéo «glaçante»
Dans un document vidéo intitulée «Lamine Bangoura ou le George Floyd Belge», Olivier Mukuna interroge tour à tour le père de Lamine, son avocat Alexis Deswaef et le journaliste Douglas De Coninck.
Si le père de Lamine demande à ce que toute la lumière soit faite sur la mort de son fils, pour l'avocat et les journalistes qui ont eu accès à des documents clés, pas de doute : Lamine est mort d'une asphyxie provoquée par le plaquage ventral pratiqué par les policiers lors de son expulsion.
Il faut quand même rappeler [...] qu'ils se retrouvent à huit policiers pour faire sortir d'une maison une personne. Il est incompréhensible que ça se termine par la mort de la personne
Dans ce documentaire, l'avocat Alexis Deswaef explique que l'audience qui devait se dérouler le 10 novembre 2020 – reportée au 4 février 2021 – devant la chambre des mises en accusations de la cour d'appel de Gand (Région flamande) va statuer en appel d'une ordonnance de non-lieu rendue par la chambre du Conseil de Courtrai le 26 juin 2020. «Ce sont des juridictions d'instruction», explique l'avocat. «La chambre du conseil de Gand a estimé au bout d'un an de procédure et sur réquisition du procureur du roi qu'il fallait prononcer un non-lieu. La justice considère qu'il n'y a pas de charges suffisantes contre les policiers pour justifier un procès devant le tribunal correctionnel», s'étonne Alexis Deswaef. «Pourtant des éléments à charge des policiers, le dossier en est rempli», estime l'avocat qui considère que «l'utilisation de la contrainte et de la force» lors de l'interpellation de Lamine Bangoura a été faite de «manière totalement disproportionnée». «Il faut quand même rappeler [...] qu'ils se retrouvent à huit policiers pour faire sortir d'une maison une personne. Il est incompréhensible que ça se termine par la mort de la personne», déclare-t-il.
On entend Lamine crier, ce sont clairement des cris de détresse. Il étouffe. N'importe quel être humain un peu sensé se dit qu'il est en difficulté
L'avocat pense en outre que le procureur du roi qui a rédigé l'ordonnance de non-lieu n'a pas vu la vidéo prise par l'assistant de l'huissier lors de l'expulsion et qu'il qualifie de «terrible». «Elle est glaçante. On entend Lamine crier, ce sont clairement des cris de détresse. Il étouffe. N'importe quel être humain un peu sensé se dit qu'il est en difficulté», raconte Alexis Deswaef, soulignant qu'alors que Lamine Bangoura était maitrisé et menotté, «les policiers [étaient] encore sur lui en train de le plaquer» tandis qu'il suffoquait, avant de rendre l'âme.
On va encore une fois de plus faire venir un corbillard
Le journaliste d'investigation Douglas De Coninck, qui est parvenu à se procurer l'enregistrement audio des échanges radio entre les policiers le jour de la mort de Lamine Bangoura détaille dans le documentaire d'Olivier Mukuna comment les policiers se sont organisés pendant et après les faits. Une des phrases qui l'a le plus choqué, dit-il, était d'entendre l'un des policiers qui n'était «pas impliqué» dans l'histoire dire : «On va encore une fois de plus faire venir un corbillard.» Comme si ce n'était pas la première fois qu'ils étaient confrontés à une telle situation.
Le corps de Lamine Bangoura toujours à la morgue presque trois ans après
En plus du procès qui tarde à s'ouvrir, les proches et défenseurs de Lamine Bangoura doivent faire face à un fait très surprenant : le corps du jeune homme est, près de trois ans après les faits, toujours retenu à la morgue où il a été transféré après son décès.
Dans le documentaire d'Olivier Mukuna, le père de Lamine et le journaliste Douglas De Coninck expliquent que le corps a d'abord été détenu sur ordre du juge d'instruction pendant près d'un an le temps de l'enquête.
C'est une forme de chantage avec un corps humain
Le journaliste Olivier Mukuna a cherché des explications qu'il relate à RT France : «Lorsque l'autorisation judiciaire de récupérer le corps a été annoncée à la famille, la facture avait déjà pas mal grimpé. Elle s'élevait alors à 8 000 euros et la famille de Lamine qui est de condition modeste n'avait pas les moyens de payer cette somme.» La famille s'oriente alors vers les centres publics d'action sociale (CPAS) et un comité de concertation composé d'un magistrat, d'un service social et d'un représentant de la police, est constitué pour tenter de trouver une solution à cette situation inédite. A l'issue de trois réunions avec ce comité, la famille annonce qu'elle a réussi à réunir 3 000 euros pour récupérer le corps. Mais ce n'est pas suffisant. Et à ce jour, les pouvoirs publics belges refusent de lever l'hypothèque sur la restitution du corps. La famille de Lamine Bangoura a rapporté avoir été contactée par un avocat qui lui aurait demandé, en substance d'abandonner sa procédure afin de trouver un arrangement pour récupérer le corps. «C'est une forme de chantage avec un corps humain», note Douglas De Coninck qui dit avoir contacté le procureur à ce sujet. Celui-ci lui aurait confirmé qu'une médiation avait eu lieu mais nié catégoriquement tout recours au chantage.
Ce qu'on fait endurer à cette famille est juste horrible de cynisme et de cruauté
En attendant, la facture de la morgue augmente de 25 euros par jour et à ce jour, la somme s'élève à environ 30 000 euros, selon les proches de Lamine Bangoura. «Il n'y a personne dans ce système qui se dit qu'il y a une famille en deuil, il faut les aider», s'indigne le journaliste Douglas De Coninck. «Ce qu'on fait endurer à cette famille est juste horrible de cynisme et de cruauté», renchérit Olivier Mukuna.
La décision concernant l'affaire Lamine Bangoura, attendue pour le 4 février, se déroulera dans un contexte tendu en Belgique, concernant les questions liées à la police. Le 13 janvier, un rassemblement en hommage à Ibrahima, un jeune homme, mort peu après son interpellation par la police le 9 janvier, avait en effet dégénéré à Bruxelles. Un commissariat avait été dégradé et le convoi du roi avait été caillassé par des manifestants.
Meriem Laribi